Il a pourtant connu l’errance. Celle des « Poilus » embourbés dans les tranchées. Celle des bagnards envoyés à Cayenne. Il a pourtant parcouru le monde, jusqu’aux confins de la Chine ou de la Russie soviétique, découvrant les souffrances quotidiennes des peuples. Il a observé. Il a témoigné. Il a dénoncé, s’attirant le ressentiment de nombreux hommes de pouvoir. Albert Londres ne semble pourtant avoir été pas prêt à découvrir la réalité du peloton du Tour de France, qu’il qualifie immédiatement de « tour de souffrance », en cet été 1924.

Les Forçats de la route

Envoyé comme correspondant pour Le Petit Parisien sur la Grande Boucle, il côtoie pour la première fois ces égarés de la route. Au cours d’une conversation avec les frères Pélissier, sommités de la corporation poussés à l’abandon, qu’il rencontre au Café de la Gare de Coutances — une célèbre photo immortalisant ce moment — il entend des propos qui écorchent la réputation de la grande épreuve cycliste : « Vous n’avez pas idée de ce qu’est le Tour de France, […] c’est un calvaire. Et encore, le chemin de croix n’avait que quatorze stations, tandis que le nôtre en compte quinze. »
Au cours des quinze étapes que compte cette édition longue de plus de 5 400 kilomètres, Albert Londres découvre l’envers du décor, la rocaille et la poussière, les règlements abusifs promulgués par les organisateurs, les substances frénétiquement absorbées par les coureurs, et ne tarde pas d’en faire l’écho par voie de presse, publiant un article à sensation sous le titre « L’abandon des Pélissier ou les martyrs de la route »Les Forçats de la Route naissent en ce 27 juin 1924.

Les Forçats de la route

En ce mois de février 2018, Albert Londres, qui a marqué définitivement la littérature sportive de son empreinte, renaît grâce à Nicolas Lormeau. Sociétaire de la Comédie Française, féru de vélo, il campe le personnage du célèbre journaliste et fait revivre Les Forçat de la route sur les célèbres planches parisiennes. Seul en scène, dans un exercice théâtral du Singulis, il redonne vie à des textes qui continuent de résonner magistralement dans l’esprit des passionnés. Dans cette chambre d’hôtel depuis laquelle il dicte les articles qui vont l’associer à la légende du Tour, l’Albert Londres de Nicolas Lormeau installe l’œuvre définitivement dans le répertoire lyrique.

Les Forçats de la route

« Vous pouvez venir les voir, ce ne sont pas des fainéants. Pendant un mois, ils se sont battus avec la route. Les batailles avaient lieu en pleine nuit, au petit matin, sous le coup de midi, à tâtons, dans le brouillard qui donne des coliques, contre le vent debout qui les couche par côté, sous le soleil qui voulait, comme dans la Crau, les assommer sur leur guidon. Ils ont empoigné les Pyrénées et les Alpes. Ils montaient en selle un soir, à dix heures et n’en redescendaient que le lendemain soir, à six heures, ainsi que l’on put le constater des Sables-d’Olonne à Bayonne, par exemple. Ils allaient sur la route qui n’était pas à eux. On leur barrait le chemin. À leur nez, on fermait les passages à niveau. Les vaches, les oies, les chiens, les hommes se jetaient dans leurs jambes. Ce n’était pas le grand supplice. Le grand supplice les a pris au départ et les mènera jusqu’à Paris. Il s’agit des autos. Trente jours durant, ces voitures ont raboté la route sur le flanc des coureurs. Elles l’ont rabotée en montant, elles l’ont rabotée en descendant. Cela faisait d’immenses copeaux de poussière. Les yeux brûlés, la bouche desséchée ils ont supporté la poussière sans rien dire. Ils ont roulé sur du silex. Ils ont avalé les gros pavés du Nord. Les nuits, quand il faisait trop froid, ils s’entouraient le ventre de vieux journaux : dans la journée, ils se jetaient des brocs d’eau sur leur corps tout habillé. Ainsi ils arrosaient la route jusqu’à ce que le soleil eût séché leur maillot. »

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