Parce que Gravillon aime le vélo qui s’engage, qui défend une cause, Gravillon ne peut qu’applaudir le challenge qu’Anthony Cazottes a relevé il y a quelques années. Handicapé par un genou récalcitrant, qu’une pratique passionnée du rugby et du skate aura sans doute malmené et dangereusement rapproché de la prothèse, il a décidé de traverser l’Espagne en solo au profit des associations caritatives Children in Crisis et Partage, suscitant l’admiration de sa famille et de ses amis.
En 2012, alors que l’écho du terme bikepacking n’était pas encore arrivé à nos oreilles, Anthony s’est lancé dans une traversée entre Anglet, au cœur de son Euskadi de cœur, et Gibraltar, fier rocher toisant la Méditerranée. Un « Antho Cycling Challenge », périple prenant des airs de procession, sur des genoux endoloris, entre l’océan et la mer, entre la douleur vive et le bonheur intense. Environ 1300 km à avaler en 10 jours, avec un iPod comme seul compagnon et ses jambes comme seul moteur.
Anthony a publié à l’époque le récit de son périple sur un blog, permettant à sa famille et ses amis de suivre quotidiennement sa progression. Un carnet de campagne. Aujourd’hui, alors que voyageurs et sacoches arpentent par milliers les voies cyclables qui veinent l’Europe, nous revenons sur cette épopée solitaire en publiant des extraits de ses notes originales. Des mots et des sensations qui ne manqueront sans doute pas d’inspirer les cyclistes au longs cours contemporains.
Antho Cycling Challenge Day #1 // 29 avril 2012
La première journée permet à Anthony d’entrer immédiatement dans le vif. À peine a-t-il quitté sa famille et ses proches au bord de l’océan qu’il se retrouve dans la montagne basque et mesure la difficulté du challenge qu’il s’apprête à relever. Et comme si les dénivelés ne suffisaient pas, la météo se montre capricieuse, ajoutant à l’âpreté de ce départ.
« Tout un symbole cette plage de Marinella, juste en bas de chez nous, partir de l’océan pour rejoindre la Méditerranée de l’autre côté du périple. Une vingtaine de personnes avait sacrifié leur grasse mat pour assister à mon lancement. […] L’étape d’aujourd’hui confirmera deux choses : la première que le Pays Basque est un endroit absolument magique et la deuxième que ça grimpe énormément ! J’ai fait une halte au bout de 81 km seulement car je ne voulais pas m’arrêter tant que je n’avais pas passé la partie la plus dure… Et j’ai bien fait ! Mon rythme cardiaque est monté par moments jusqu’à 186, qui est mon maximum, et la vitesse au pas de l’homme à 5 km/h. Ça ne m’étais jamais arrivé… […] Froid, humide, venteux, le temps a changé au passage des Pyrénées et j’ai pris la pluie torrentielle jusqu’à Pampelune, quelque 40 km plus loin. Moins marrant mais ça n’enlève rien au paysage fabuleux dans lequel j’ai traîné mes sacoches de 15 kg aujourd’hui et ce village d’Eugui niché au bord d’un lac qui vaut vraiment le détour. »
Antho Cycling Challenge Day #2 // 30 avril 2012
Anthony a désormais basculé du coté espagnol du Pays Basque. Il laisse les Pyrénées derrière lui mais le voyage ne se révèle pour autant pas plus facile. Un vent violent se fait immédiatement ressentir sur l’autre versant et un genou (l’autre) commence à montrer des signes de faiblesse. Le tout relevé d’une première crevaison qui oblige à déshabiller le vélo de tout son chargement.
« Tout le monde m’avait dit qu’après les Pyrénées, en Espagne, se serait plat jusqu’en bas… Tu parles. Par contre, c’est magnifique et ça vaut vraiment le coup de faire des détours pour éviter les grandes routes nationales où les camions vous rasent de près et sur lesquelles on vous klaxonne une fois sur dix. […] Au km 45, j’ai commencé à avoir des douleurs au genou gauche (celui qui est le plus solide en principe). […] La douleur est devenue plus forte et j’ai compensé avec l’autre jambe pour palier le manque de force. Paradoxal quand on sait qu’une des raisons pour lesquelles j’ai commencé à faire du vélo était de renforcer mon genou droit. […] Vent en pleine poire, genou en vrac, la faim et la fatigue qui s’ajoutent. C’est très dur… Dans ces moments là, il faut puiser, et on puise. On pense à beaucoup de choses et tente de remettre du baume au cœur. Puis, je me suis mis à penser à Joe Simpson, l’alpiniste qui est revenu de l’enfer à Suila Grande au Pérou en 1985. Cette histoire m’a marqué car elle montre à quel point le mental peut être déterminant pour se sortir de situations aussi dramatiques… Moi, à côté de son expérience, c’est du pipi de chat, donc je continue à avancer. »
Antho Cycling Challenge Day #3 // 1er mai 2012
Victime d’une météo défavorable et d’un ravitaillement approximatif, Anthony lutte pour ne pas abandonner, la douleur de son genou se faisant de plus en plus tenace. Rattrapée par la fatigue, il perd en lucidité et croît voir des fantômes à l’apparition de cyclistes sur son chemin. Les routes isolées de l’intérieur de l’Espagne, enfin dégagées du souffle des camions, malgré le spectacle qu’elles offrent, n’apportent pas le réconfort escompté. Et la lassitude de se présenter. Anthony râle, peste, jure sur ces chemins et « préférerait franchir deux fois les Pyrénées plutôt que de refaire cette putain de route. »
« J’ai quitté Agreda à 11h ce matin par une température ne dépassant pas les 7/8°. J’ai alors réalisé que j’avais dormi à 950 m d’altitude… avec ma chambre tout près de la neige. Dès mon départ, j’ai dû affronter un vent violent de face et ma moyenne est tombée à 17 km/h, alors que j’avais pu tenir un 20 de moyenne à travers les Pyrenées et que je croyais que cela aurait été la journée la plus dure ! […] Chaque kilomètre a été un combat de tous les instants ! […] Malgré mon genou toujours aussi douloureux, une faim tenace et une sévère bataille contre les éléments, je décide de continuer. Un peu plus loin, du coin de l’œil, j’ai aperçu une roue, et tout à coup est apparu un autre cycliste qui semblait sortir de nulle part. Encore plus bizarre, le gars m’a dit « bonjour » et j’ai vraiment cru que je venais de rencontrer un fantôme ! […] Moi qui, d’habitude, me régale à la découverte de splendides paysages sur mon vélo, j’ai vécu cette journée comme un véritable cauchemar ! Seul point positif : pas de camions, moi tout seul sur la route. […] J’ai vu une maison abandonnée et je m’y suis mis à l’abri… Ca fait un peu drôle et bizarre de s’introduire comme ça dans le garage de quelqu’un, mais il fallait absolument que j’attende au sec que la pluie ne cesse avant de reprendre mon chemin. »
Antho Cycling Challenge Day #4 // 2 mai 2012
Les paysages, les bâtisses et les fortifications qui se dressent sur ces routes du cœur de l’Espagne redonne de l’énergie à Anthony. Le soleil se mêle à la fête et les premières saveurs du Sud apparaissent en chemin, au gré des terrasses qui s’offrent au voyageur. Les « croquetas », à défaut de pâtes, viennent remplir le ventre de l’affamé et l’huile abondante qui les inonde aurait pu servir à combler l’appétit de la chaîne de son vélo.
« Me voilà au pays du Cid, à Jadraque, où un superbe château perché sur une colline domine la petite ville tranquille où je suis arrivé la veille en pièces détachées. […] Je suis dans une abondance de beaux paysages, de châteaux, de petits villages où le temps s’est arrêté il y a 100 ans. C’est l’expérience que j’étais venu chercher, enfin. Ça grimpe sans arrêt et j’ai escaladé trois plateaux. Chaque montée est l’équivalent d’un col de notre Pays Basque. C’est beau et on pardonne la nature d’avoir creusé de si grands trous dans la terre. […] Sur le dernier et le plus long de ces toits naturels j’ai fait la rencontre d’un daim qui a traversé la route en surgissant de la forêt sur ma droite, magnifique. Il a eu peur et s’est enfui en repartant sur ses pas. Je ne pense pas qu’il avait trop envie de pédaler avec moi. Tant pis. »
Antho Cycling Challenge Day #5 // 3 mai 2012
L’embellie est de courte durée. Le lendemain d’une journée délicieuse de vélo, Anthony retrouve le vent en chemin. Un vent qui pèse sur les épaules et le moral. Des kilomètres à composer avec les bourrasques et à craindre pour ses trajectoires et son chargement. Des dizaines de kilomètres à douter de l’issue. Dans ces instants, quand le pied vient à toucher terre, il pense fortuitement à abandonner. Mais, pour tous ceux qui le soutiennent, pour les enfants dont il porte le message d’espoir, il continue.
« Aujourd’hui, j’ai vécu l’enfer, l’antithèse du plaisir ou de tout ce qu’il peut y avoir de bon dans ce projet… […] Dès la sortie de Huete, le vent me frappe en pleine face et il ne me lâchera plus jusqu’à mon arrivée ce soir à Manzanares après presque 12 heures de vélo ! […] Une lutte permanente, insoutenable. Vous êtes dans une soufflerie géante et vous subissez un test grandeur nature, rien d’autre. Le matos, lui, ne bouge pas et son aérodynamisme a déjà fait ses preuves. C’est donc bien moi qui suis mis à l’épreuve. Castilla La Mancha, la manche à air plutôt… Imaginez remonter 175 bornes en sens inverse du Mistral dans la vallée du Rhône. Ça vous branche ? Moi non plus. […] Il n’y a pas d’issue et il faut avancer. Qui plus est sur une jambe car l’autre genou a déclaré forfait, ce fainéant, au 2ème jour. Il n’a pas supporté les Pyrénées. Depuis je pédale complètement différemment et, pour l’instant, je ne m’en sors pas trop mal. Les kilomètres défilent tellement lentement que le moral glisse sous les pédales, les larmes vous montent presque, de rage. Vous insultez la terre entière et vous vous demandez pourquoi vous n’êtes pas avec votre famille en train de profiter de votre temps libre. La réponse vient des messages de soutien des proches, des enfants qui ont besoin que cette aventure aboutisse… Et vous, sur votre vélo, lâché en plein milieu de l’Espagne, vous êtes le défenseur du projet. L’option de reculer est impossible, même si bien évidemment elle traverse l’esprit. «
Antho Cycling Challenge Day #6 // 4 mai 2012
Le doute toujours. La pluie continue de s’abattre. Les genoux continuent de souffrir. Le moral continue de chuter. Et la solitude qui commence à poindre. L’aventure en solo connaît parfois ses limites et, à l’instar de Wilson, le ballon compagnon de Tom Hanks dans le film Seul au monde (Cast away), le vélo d’Anthony prend sans doute parfois figure humaine et entretient une conversation étrange avec son pédaleur.
« Je ne sais pas quoi faire. Je suis épuisé et j’ai pas envie. Je regarde par la fenêtre du motel pourri où je me suis littéralement effondré hier soir. La pluie s’abat sur mon piteux balcon vue autoroute, aidée par quelques bonnes rafales de vent. Quelles sont les options ? Rester dans mon plumard ? J’en ai besoin et ça me donnerait un second souffle pour terminer ce parcours du combattant dans de meilleures conditions, en espérant que la météo soit de mon côté. En même temps, j’aurais vraiment l’air con dans mon hôtel à pioncer alors qu’il me reste un peu moins de la moitié à parcourir. Ça n’a pas de sens… Il faut que je me réconcilie avec le vélo, il faut que j’affronte ma peur de revivre un calvaire cycliste comme celui de la veille et même si je ne fais que trente bornes, ce sera toujours ça en moins à faire demain. […] Un grosse averse et des nuages noirs au fond laissent présager que ce n’est que le début. Je me réfugie dans une ferme au risque de me prendre un coup de pioche par le proprio qui verra peut-être vu d’un mauvais œil qu’un pauvre cycliste perdu au milieu de l’Espagne vienne s’abriter dans son jardin. Personne, tant mieux. J’attends, j’ai froid et je tente de me réchauffer en me blottissant dans une serviette en microfibre que ma mère m’a acheté pour mon voyage. Au cas où je décide de prendre un bain dans un lac pendant ma longue descente ibérique. J’ai dû me planter de pays ou de saison. […] Malgré des jambes lourdes et un genou qui grince de plus en plus, j’ai réussi à surmonter mon épreuve de la veille et même si la pluie et le vent ont retardé ma progression, je suis content de dormir à Puertollano ce soir. J’ai quelques jokers en poche. Je suis donc toujours dans les clous pour arriver à Gibraltar dans les 10 jours annoncés au départ. »
Antho Cycling Challenge Day #7 // 5 mai 2012
Les sentiments s’entrechoquent alors que le voyage continue. Les jambes souffrent. Les pneus crèvent. Mais l’arrivée en Andalousie est empreinte d’émotion. Le décor change, il s’anime. Tout participe à l’éblouissement. L’architecture gagne en brillance et majesté. Les Andalous entourent le passage d’Anthony de leurs éclats de voix.
« Quelle journée !!! Je mange enfin mon pain blanc. Pourtant la météo n’était pas de mon côté et j’ai parcouru l’intégralité des kilomètres sous une bruine londonienne (ou basque). […] J’étudie l’itinéraire du jour et j’interroge le barman et son compère, au risque d’interrompre leur conversation sur le futbol, sur la route à prendre pour rejoindre Fuencalliente, à environ 50 kilomètres. Je précise que je suis en vélo. Ils se regardent avec un air qui en dit long : Este tío quiere subir la Sierra Madrona en bici con el tiempo de mierda que hace ! Oui et alors ? Ils me font douter et je commence à regretter de ne pas voir pris le temps d’étudier le relief plus en détail. Je leur explique que je me suis fadé les Pyrénées d’entrée de jeu et que j’ai pris 500 kilomètres de vent en pleine poire. […] Le paysage me fait oublier l’inclinaison et l’effort vendu avec. C’est magnifique et chaque coup de pédale me hisse plus en altitude pour admirer les alentours. […] L’émotion me prends à la gorge, je suis en Andalousie… Avec mon vélo, le même que j’avais il y a six jours au départ d’Anglet. […] Tout à coup une douleur vive à la cuisse gauche que je surexploite depuis que mon genou droit a déclaré forfait au lendemain des Pyrénées. Je suis vert et je m’imagine le pire. Contracture ? Déchirure ? Qu’est-ce qui me pend au nez cette fois? Je suis vraiment fait en carton-pâte. J’essaie de continuer, heureusement l’effort est moindre car je suis en roue libre jusqu’à Montoro. Comment vais-je faire si aucune de mes deux guiboles peut m’amener à Gibraltar ? […] Je gare ma bicyclette devant le resto. Les gens me regardent de travers. Il faut dire que je suis sale car je viens de réparer ma roue et je dois sentir le clodo à 20 mètres. Personne ne me parle, c’est pas grave je suis là pour observer… Un vrai tableau de Botero façon Andalousie. Les hommes d’un côté avec leurs cigarillos et les femmes de l’autre habillées en robes andalouses telles des poupées que l’on peut trouver dans des magasins de souvenir un peu kitch. Je me régale, ça parle fort, ça crie même… On dirait un repas d’anniversaire ou de baptême, l’Espagne profonde comme on l’aime. C’est aussi pour ça que je fais ce voyage. »
Antho Cycling Challenge Day #8 // 6 mai 2012
Les hauts et les bas se succèdent toujours. Qu’ils soient topologiques ou psychologiques. Dans ce décor andalous qui l’émerveille, Anthony connaît sa première vraie défaillance. Les genoux n’ont rien à voir à l’affaire. Le jambes, dans leur entièreté, ne répondent plus. Il lui faut un moment avant que l’énergie ne revienne et qu’il reprenne goût aux panoramas qui s’offrent aujourd’hui encore.
« Les déboires météorologiques de Castilla La Mancha m’ayant quelque peu retardé, je dois profiter de cette belle journée pour me rapprocher le plus possible de Ronda qui se trouve à 200 kilomètres et qui marque le début de la descente vers le rocher de Gibraltar. Je me trouve à environ 300 kilomètres du Graal suprême. […] Les routes sinueuses taillent des courbes parfaites à travers les champs d’oliviers. Je me régale de pédaler et le décor ne cesse de me séduire. L’Andalousie me parle pendant que je roule. Elle me montre ses haciendas, sa terre ocre, ses maisons blanches et ses villages médiévaux toujours perchés sur des collines. J’adore. […] 40 kilomètres et un énorme coup de mou. Je ne comprends pas, ma vitesse ralentit, je me sens fatigué et je ne cesse de bailler. C’est la première fois que ça m’arrive depuis le départ il y a une semaine. Est-ce que j’accuse le coup ? Est-ce le manque de sommeil ? Le cumul des efforts physiques? Je n’en sais rien mais je n’avance plus. Mes guiboles sont en coton et ne me portent plus, je leur parle mais pas de réponse… Il y a toujours un truc. Ça devient pénible, il faut tout gérer dans ce corps. […] Ça grimpe mais j’aime ça. Paradoxalement, ça me fait moins mal à la cuisse. Le dénivelé, la route bosselée, les pins et la vue magnifique me rappellent étrangement la montée de Valverde avant Agreda le 2ème jour de mon voyage. J’arrive en haut et la vue imprenable sur le dernier obstacle de mon périple me coupe le souffle. Elle est là devant moi cette montagne et derrière elle, il y a la Méditerranée… […] Dernière ligne droite, j’attends ce moment depuis longtemps, j’espère que mon corps saura supporter les derniers efforts à produire pour atteindre mon but. Notre but. »
Antho Cycling Challenge Day #9 // 7 mai 2012
Gibraltar et une émotion intense en vue. Anthony entame sa dernière étape et fond sur le rocher. Au terme de ce voyage de 9 jours, il s’apprête à retrouver sa famille. Un voyage à travers l’Espagne. Une épopée qui va changer sa vie. Sans doute est née au détour de ces kilomètres l’envie de
« Un jour qui restera gravé dans ma mémoire à jamais. Avant de me coucher, je ressens une appréhension qui me rappelle les veilles de grands matchs qui font monter la peur au ventre, la peur de perdre ou celle de ne pas réussir une belle partie. Il ne me reste qu’une seule étape et je touche le rocher de Gibraltar du bout des doigts, mais il n’est pas encore à moi. Il faut que j’aille le chercher pour me l’approprier. Ce n’est pas gratuit. Et même si j’ai déjà une avance sur frais, ce n’est pas encore dans la poche. […] Dame Nature avait bien préparé son coup. Elle m’envoie un franc soleil et, comme par remord pour les plumes que j’ai laissé en Castilla La Mancha, un vent faible. Comme si elle me remettait une médaille d’honneur un peu avant l’heure pour les épreuves gagnées et les éléments qui s’étaient acharnés contre moi. En tout cas, c’est le bon jour pour recevoir cette offrande et je la remercie. […] L’Espagne me déroule son tapis rouge. La route empruntée est sublime, le décor très bucolique et je me sens privilégié d’être au beau milieu de cette nature avec mon vélo. Il y a tout ce qu’il faut : les montagnes, les lacs, les villages perchés sur les collines, les maisons blanches, les oliviers, les belles plaines à flanc de montagne… Je suis au top. Un célèbre écrivain Espagnol dont le nom m’échappe avait déclaré qu’il valait mieux être mort que aveugle à Segovie, référence aux merveilles qu’il y a à voir dans la ville. Aujourd’hui, j’étais heureux d’être vivant et d’en prendre plein les yeux. […] Je vais de pic en pic, de col en col, de nouvelles douleurs apparaissent comme des boutons de varicelle mais je me rapproche à chaque effort du rocher que je guette à chaque virage. Je l’attends mais je ne le vois pas. Pourtant, je suis haut et j’ai une vue plongeante à 360° sur les environs. […] Au détour d’un virage, le paysage s’ouvre à nouveau et j’aperçois la Grande Bleue avec l’Afrique à l’horizon, le détroit de Gibraltar et son rocher que je rêve d’atteindre avec mon vélo depuis plus d’un an. Il est là, planté comme un solitaire sur une bague de fiançailles. Je suis encore à 70 kilomètres mais je le vois… Je suis très ému, ce panorama me donne des frissons, je suis près du but mais encore loin. Je m’arrête presque en méditation devant ce tableau et la semaine folle que je viens de passer défile devant mes yeux. Tant de souvenirs en si peu de temps, c’est incroyable. […] La côte enfin. Je m’emmêle un peu les pédales car Gibraltar n’est pas vraiment signalé. Peut-être parce que les Espagnols sont toujours rancuniers d’avoir perdu ce territoire en 1713. On m’indique que le seul moyen d’y accéder est de prendre un tronçon d’autoroute… Autopista con la bicicleta ? […] Je suis sur le Malecón où les locaux font leur sport quotidien. J’enchaîne comme un dératé avec des œillères… La frontière enfin. Je brûle d’impatience, je tremble d’émotion. Passport please. J’avais même oublié qu’on est en fait en territoire britannique. Il y a des bobbys et des Fish and Chips shops. C’est presque irréel. […] Je pleure. Je ne suis qu’à quelques mètres. J’arrive sur le parvis de la place et mon fils court vers moi avec un drapeau qui dit » Allez Papa ». Il rigole quand il me voit et s’empresse de venir sauter dans les bras de son papa qui est au bout du rouleau… Il est 20h pile. C’est un moment qui vaut tout son pesant d’or et que je n’oublierai jamais. Je suis heureux et, même si je ne réalise pas vraiment ce que je viens d’achever, j’ai le sentiment d’avoir accompli ma mission et d’avoir puisé jusqu’au plus profond de moi-même pendant ces 9 jours de voyage dans le ventre de l’Espagne. J’ai appris beaucoup de choses, je me suis découvert un peu plus et j’ai eu le temps de méditer sur beaucoup de sujets… C’est normal quand on passe presque 100 heures sur un vélo et qu’on effectue 1258 kilomètres à gamberger.
Une page de ma vie s’achève J’espère que j’aurais pu vous faire partager un peu de cette aventure par mes notes quotidiennes. Gracias España, eres una maravilla. »