L’escadron Gravillon, section gravel, rumine d’impatience depuis deux mois.
Les machines roulantes ont été révisées. Les cadres lustrés. Les pneumatiques gonflés. Les chaînes graissées. Les groupes nettoyés. Les câbles changés. Les réglages affinés au millimètre. Seul l’entraînement est passé quelque peu à la trappe et notre échelle lipidique est plutôt réglée au centimètre. Mais comme disent souvent les spécialistes : « Quand le terrain est glissant, il faut de l’adhérence ! »
Maximus, la veille de la bataille, rappelle qu’une formation en quinconce sera nécessaire afin de garder intactes les réserves physiques des troupes. Accaparés par l’excitation d’en découdre avec d’anciennes voies romaines, les conseils de notre centurion se perdent dans les combles de notre dortoir qui garde déjà en mémoire les sommeils musicaux de certains.
Au petit matin, je dévale les escaliers étroits du bâtiment et j’entends monter des voix enjouées. Des volutes de café accompagnées d’odeurs de gâteaux parfument l’ancienne conserverie de canard. Un joli monde de « gravel addicts » se jettent un dernier expresso au comptoir. Étendards fièrement brandis, chaussures claquant au sol, casques vissés sur les têtes, mains sur nos montures, un pied engagé, une manivelle à l’arrêt, notre cohorte se met en route.
C’est parti pour les chemins de terre, les sentiers de cailloux, entrecoupés de portions asphaltées. La première côte effrite les meilleures volontés. L’humilité regagne sa première place au podium des ambitions… et ne la quittera plus.
Mes camarades Librarius et Romanus Contus, sortis d’une période toute entière consacrée à la littérature et à la Chose œnologique, accusent déjà un léger retard. Ils adoptent une vitesse de croisière qui leur laisse admirer le paysage. Le pays des Causses révèlent mille visages. Octavius, sûr de sa partition, restera dans sa gamme de compétences. Je décèle en lui une force tranquille. Puis arrive Commodus, la logistique chevillée au corps, la prudence au guidon mais les oreilles fragiles. Il n’aime pas la musique que la nuit lui a imposé. Bizarre. Il modère sa cadence pour suivre Maximus et Quintus, cet homme de loi, élégant, placide, à la vivacité soudaine qui sait se révéler, à ses heures, de bon secours !
Après avoir remonté la colonne désordonnée, nous nous enfonçons enfin dans la forêt. Les effluves végétales envahissent nos poumons, le volume sonore n’est que bruissements et lourdes respirations. La mécanique bien huilée des muscles s’active. À la surprise générale, le terrain est plus accidenté que nous l’avions imaginé. Les rythmes ralentissent. Le choix du parcours est taquin. Il n’avait été point annoncé que les sous-bois pouvaient se muer en pièges à humidité où les feuilles tombées masqueraient les ornières, les racines glissantes et les bois morts se défilant au passage de nos roues.
Les montées, dans de tels cas, sont une rude épreuve et les pneus n’accrochent plus. Je suis frappé par l’évidence qu’être monté en 40 doit rendre certains passages plus confortables. Mais ce n’est pas mon cas. Je suis en 35. Erreur fatale.
Rouler sur un clou de tapissier rouillé au milieu d’un sentier où aucun véhicule à moteur ne peut se faufiler doit être l’œuvre d’un vil personnage. J’ai remarqué que l’intrusion grandissante du vélo à l’intérieur des terres mène à une incompréhension réciproque. « Ici on marche », « ici on roule » font naître un séparatisme dans des pratiques sportives pourtant bénéfiques au corps et à l’esprit de chacun. Il semble que la tolérance et la nuance ne soient pas des compléments alimentaires de l’activité cérébrale.
Un camp de ravitaillement est installé au kilomètre 54 au bord d’un lac. L’appétit naissant, il est difficile de refuser les tartines de rillettes d’oie, les quartiers d’oranges juteuses et les généreux cakes au chocolat. La température monte et nous quittons à regret l’ombre des tilleuls. Mâchouillant le reste d’une banane, je passe quelques fantassins en pleine digestion. Un épisode montagnard s’annonce devant nos yeux écarquillés malgré une envie de sieste dominante. C’est violent. 12% sous les rayons d’un soleil sans pitié. Tout le monde est calmé. Et les tartines généreuses ne sont pas seules fautives.
Une nouvelle plongée forestière rafraîchit les corps en surchauffe et nous retrouvons une succession de montées humides et de descentes glissantes. Freiner pourrait provoquer la chute. J’ose à peine ralentir, des choix qui s’opposant quelque peu dans mon esprit. Il faut encore éviter quelques branches un peu trop basses, se baisser, esquiver. Au maximum de ma fréquence cardiaque, je débouche sur une minuscule départementale et passe cinq minutes à retirer terre et feuilles qui maculent le vélo. J’entends dans la profondeur des bois des voix râleuses qui se rapprochent. Comme des soldats émergeant de sombres tranchées, je vois des visages s’éclaircir dès qu’ils comprennent que je les attends sur une route de bitume.
C’est ainsi reformée que la section Gravillon reprend le chemin du campement. Les muscles meurtris, le souffle affaibli, le regard hagard mais satisfait, nous atteignons notre collation. Cette délicate attention offerte par nos hôtes de la Bicicleta Ravito redonne de l’éclat à nos propos. Après un festin accompagné d’une consommation raisonnée de Kwaremont, la section, en colonne dépareillée, s’affale à une heure bien avancée. Une autre affaire nous attend demain.