Le club des 5 résistants est confortablement attablé pour un dernier petit déjeuner. Un air de relâche se ferait même sentir. Mais, ce serait une erreur de penser que la chose est faite avant le premier coup de pédales. Les 100 kilomètres qui nous attendent seront sans pitié, à l’image des étapes précédentes qui ont surpris beaucoup d’entre nous. Partir doucement, chauffer les muscles, graisser les articulations, mettre la machine en route et passer des petits cols raides portant le nom d’un bois, d’une forêt.
J’inhale un peu de cette fraîcheur gardée dans le creux des vallons. Groupés, nous nous enfonçons avec plaisir sous la canopée épaisse qui tamise les rayons d’un soleil très généreux. En file peu bavarde, nous profitons à plusieurs reprises de balades botaniques au milieu de hautes herbes. Emmenés et bercés par ces chemins rupestres, le cycliste porté par son gravel joue au naturaliste, ralentit son allure. Le tapis végétal dissimule des bourbiers formés par des tracteurs dans l’hiver pluvieux. Les sillons sculptés par des pluies orageuses et diluviennes sont nos tranchées du jour. Le lot du Lot.
Le clou du spectacle est sur un promontoire rocheux. Rocamadour bien accrochée sur ses falaises côtoie le vide et le trop plein. Vite et bien, nous nous faufilons entre camping-cars et autocars. Nous nous échappons vers une ascension tranquille sur des pistes terreuses que quelques flaques remplies d’eau de pluie font étinceler par intermittence.
Librarius fonce sans rechigner vers un inconnu immergé. Ce cascadeur coutumier des chutes plus ou moins graves a une bonne étoile ce jour-là. Ses compagnons l’auront laisser faire… au cas où !
Les abords de l’église du Bastit accueille notre ravitaillement. En éclaireur de la formation Gravillon, j’attends le regroupement. Collation prise et remplissage des bidons effectués, c’est reparti pour 50 bornes. Fait marquant, cette fois-ci après le ravito, un faux plat descendant nous accompagne sur cinq kilomètres. Un relief modeste qui sait s’apprécier. Puis, à Carlucet, je prends la trace exacte et gravit trois côtes successives éreintantes. Je crois rattraper mon équipe mais je perds mes compagnons et ne les reverrai plus jusqu’à Souillac.
Livré à mon propre sort, je me laisse aller à fond sur une sorte de « strade bianche » qui longe l’Occitane (A20). Poussé par des rafales, j’ai l’impression de flotter à la surface du gravier grossier. J’avale les 15 kilomètres à 38 de moyenne. Une nouvelle fois, l’adrénaline produit son effet euphorisant. Je frissonne entre les gouttes de sueur, haletant. C’est le dernier jour de forêts, le dernier jour de sentiers sur les crêtes, de vues plongeantes sur les Causses et ses roulantes conséquences. Une ultime combe à gravir… non, encore deux …pardon, une troisième finalement. Tous ces lieux regorgent de mystères et enregistrent tant de râles graveleux. Ils ne dévoilent qu’une partie de leurs nombreux caractères. Revenir à une autre saison, c’est découvrir une autre maison.
La route des Côteaux marque les derniers coups de manivelles hargneux avant de basculer vers la délivrance. L’irradiante Dordogne coule densément. Elle a pris ses aises, des largesses surveillées à l’étroitesse de certains passages où le courant aquatique est venu chevaucher ses bordures. Ça n’arrive pas qu’aux cyclistes. Comme attiré par un aimant, je ne sens plus la fatigue de ces trois jours intenses. Mon poids n’est plus, mes jambes décomplexées tournent avec légèreté. Je passe la porte d’entrée de La Bicicleta et lance un sourire de relâche à mes compagnons de cohorte déjà rafraichis d’une cervoise belge.
Encore vêtus de leurs habits de combat, ils dégustent l’accalmie qui envahit les lieux. La peau tannée couverte du mélange de la sudation et de la poussière des voies romaines brassée par le passage des machines, les fantassins du cycle repoussent le moment des bains douches. Il flotte comme une ambiance d’après bataille, les armes au sol, des regards comblés rayonnent sur des visages aux traits tirés.
Lavés, décrassés, Maximus, Librarius, Octavius, Commodus et Quintus, les rescapés de la petite troupe, est au rapport. Le terrain n’a épargné personne, Romanus Contus en a fait les frais, blessé mais nous sommes tous revenus. C’est à l’usure que l’on juge de la densité du mental et à l’usage celle des pneus.