C’est bizarre comme engin le vélo. Voilà une machine, un assemblage de tubes et de roues, qui accélère le temps de la marche, qui fait littéralement gagner du temps. Et de ce temps que l’on gagne, on fait quoi ? vite on le perd. On lève le nez, on flâne, on musarde. Le vélo en somme, c’est une machine qui vous fait gagner du temps perdu. Un assemblage de tubes et de roues qui fait de la place pour les souvenirs. Dany Laferrière, qui est immortel et a donc tout loisir de collectionner ces nids de poule temporels, recense dans son dernier ouvrage L’Art presque perdu de ne rien faire ces moments essentiels remplis de rien, comme dormir dans un hamac, lire de la poésie, aimer…  et ne pas oublier son vieux vélo rouge.

Extrait :
« 
Mon enfance est faite de désirs inassouvis.
Et l’un des plus forts reste cette bicyclette
rouge
que je n’ai jamais eue, et qui n’a jamais disparu
de ma mémoire non plus. Des décennies plus
tard, j’ai acheté une bicyclette rouge qui me
regarde
parfois avec un air désolé. Ma fille s’est amenée,
un jour, avec un de mes livres à la main, celui
où je parle de mon enfance. « Ah, me fait-elle
d’un ton taquin, je comprends enfin la présence
de cette bicyclette rouge dans le couloir, mais
j’ignore
pourquoi tu ne la montes jamais. » Mais je le fais
dans mes rêves. La réalité contient un poison
mortel
qui s’appelle le temps. Cette bicyclette rouge,
c’est à huit ans qu’il me fallait
l’avoir. »

L’Art presque perdu de ne rien faire, Dany Laferrière, Grasset, 2011

Dany Laferrière, né à Port-au-Prince en 1953. Écrivain, scénariste, membre de l’Académie Française depuis 2013. Il obtient en particulier le Prix Médicis en 2009 pour L’Énigme du retourL’Art presque perdu de ne rien faire rassemble ses chroniques sur Radio-Canada.