Empêché par les épisodes pluvieux répétitifs depuis octobre 2023, diminué par le manque d’entraînement, blessé par l’absence d’envie, j’ai trouvé le moyen de lancer la saison 2024. Me lancer, sans avoir fait le moindre 200 de l’hiver, sur la « Gignac-Gignac-Gignac » organisée par La Bicicleta à la fin du mois de mars. 650 kilomètres. Deux diagonales parallèles suivant le terrain sinusoïdal du Lot, de l’Aveyron, de l’Hérault et frôlant le Tarn.

La veille du départ, une dizaine de participants rompus à la longue distance sont attablés. Tandis que Céline et Romuald s’affairent à nous servir notre dîner, une bonne ambiance se dégage des discussions raisonnablement stimulées par des soupçons de houblon. Certains ont participé à la Born To Ride et d’autres ont roulé sur la 1ère édition de la Desertus Bikus à laquelle j’avais également pris part.

Le jour du départ est gris. L’air matinal est doux, un parfum d’orage passé. L’esprit est préoccupé par ce que nous avons scruté des prévisions météo à venir sur notre parcours. En effet, nous allons devoir traverser un épisode cévenol puis rencontrer son voisin, l’épisode méditerranéen. Comme dans un prologue avant les charges d’Éole, le grand perturbateur de la partie, nous nous élançons sur les premières pentes du Lot, direction Gignac. J’échange quelques mots avec Alain Servan-Puiseux du magazine 200 dans la première montée. Ce gars est d’une discrétion remarquable… voire insaisissable ? Je ne le reverrai pas du week-end.

Tout semble calme entre les côteaux et vallons du Lot mais, une fois passé Figeac, la bise du sud annonce une tournure moins clémente. Tous les 10 kilomètres, le vent monte en intensité. Pour pimenter le voyage, il faut composer avec un enchaînement de raidillons souvent exposés aux premières rafales. Le soleil se cache derrière d’épais nuages menaçants, gonflés de pluie. Je me demande à quel moment ces provocateurs haut perchés vont déclencher l’arrosage. Je ne quitte pas l’imperméable par précaution et emprisonne ainsi une transpiration barrière aux températures basses pour la saison.

Le vent enfle encore. Les bourrasques conditionnent désormais un pédalage peinant à trouver une cadence régulière. Le buste abaissé pour gagner en aérodynamique ne sert guère, chaque coup de vent obligent les avant-bras à retenir le guidon, 80 kilomètres à contre-forcer pour ne pas aller dans le décor, le corps tout entier penché contre l’opposant invisible et pourtant si solide. Je ne regarde même plus le paysage, c’est une lutte de chaque instant, sans adversaire réel. Tous les coups sont permis, surtout les siens. Car les miens sont limités à ceux que je porte sur les pédales pour ne pas rester planté au milieu de ce tumulte qui s’acharne. 

Alors, je retiens mes jurons croyant ainsi pactiser avec le maître du vent, je fais le dos rond, je fixe la ligne blanche du bord de route et enclenche le pilotage automatique. Je traverse une dernière plaine dépourvue de toutes haies, bosquets ou forêts. Et le vent enfle toujours. Quelques gouttes de pluie ajoutent au suspense et, à l’encontre de mon caractère normalement détaché, je sens la lassitude monter. Les rafales me ballottent, se jouent de mon poids en équilibre sur deux roues. J’avance à 12km/h, vent de face estimé 70km/h. Je n’ai jamais roulé aussi lentement en écrasant autant les pédales.

L’objectif habituel que je me fixe pour une étape de longue distance est de rouler 200 kilomètres minimum sur 10 heures, quel que soit le dénivelé. Cette fois-ci, je sens bien que je n’y arriverai pas. Sincèrement, je suis blessé et fâché, mais résolu à la réalité du manque d’entraînement de cet hiver. Après vérification des prévisions pour la soirée et la nuit qui suivra, je prends la décision de dormir au chaud à Baraqueville. Confortablement installé en chaussettes au comptoir du bar de l’hôtel-restaurant, je regarde le journal régional de France 3 et constate, à moitié ébaubi, que les rafales sont montées à 90km/h dans l’après-midi. Je comprends mieux le désarroi qui m’a habité toute cette journée.

Malgré la souffrance imposée par la nature, je redresse le dos et, le coude sur le zinc, j’affiche une dignité retrouvée… même si je suis le seul à le voir. Rejoint par trois savoyards participant à la « course » contre le vent, nous débriefons savamment accompagnés d’une bière qui me jettera au lit quelques minutes plus tard.

Le matin aux traits humides et vaporeux se fait l’écho d’averses orageuses qui ont balayé l’obscurité. Le bivouac n’aurait pas été une bonne idée. L’option de l’hôtel a montré qu’il me restait quelques watts de lucidité après une grosse journée dans les courants d’air aveyronnais. Nous filons en quatuor vers le sud. Le but est de rallier le lac du Salagou avant la nuit. Les premières côtes qui servent au réveil musculaire se passent sans encombre et l’absence du vent s’apprécie… Au moins jusqu’à midi où il décide de remettre le couvert. Un semblant d’éclaircie dévoile la route sinueuse qui monte vers Roquefort-sur-Soulzon. Pas aussi affiné que le fromage du même nom, je fais l’impasse sur une visite de cave et m’attaque à un autre menu de résistance, le plateau du Larzac.

La monotonie des paysages entourant l’Hospitalet-du-Larzac est battue par les rafales revigorées qu’aucune végétation haute n’arrête. On dirait une steppe parsemée de massifs luttant contre l’ennui. Ni haies, ni forêts n’abritent mes ébats sportifs. Je jure à nouveau, ça soulage. J’ai perdu de vue mon trio de savoyards depuis un moment et ne croise plus personne. Esseulé, suivant la Méridienne sur 15 kilomètres, la tête enfoncée dans le guidon, les cuisses dures comme des parpaings, je trouve au Caylar une boulangerie offrant des friands chauds. La collation me ravive l’esprit et je repars sur la route de Saint Guilhem. Longue et interminable D9 dont l’aboutissement est le col du Vent (!) à 703 mètres d’altitude, l’Hérault du jour ! 

Heureux d’entreprendre la bascule vers Gignac, je franchis un goulet creusé dans la roche et au premier virage ouvrant sur une lumineuse vue panoramique de garrigues, je prends une bourrasque dans le buste. Je me faisais une joie de la descente calme, toute en rondeur, chauffée par ce soleil méditerranéen, les yeux écarquillés sur le rocher des Vierges. Il n’en sera rien, je devrais garder toute mon attention à limiter ma vitesse pour ne pas partir dans le décor à chaque lacet, entre deux tourbillons de vent.

Dans la plaine, au sortir de quelques tournants, je me retrouve le vent dans le dos après 320 kilomètres de soufflerie frontale. Ça repose. La dignité revient enfin. Je fonce à plus de 35 km/h, je traverse Saint-André-de-Sangonis et Clermont-l’Hérault comme une fusée, une dernière côte pour le dessert et je plonge enfin vers les terres rouges du Lac du Salagou. Entre chien et loup, quelque peu exténué, je pose cales à terre devant le camp de ravitaillement de La Bicicleta. Accueilli par Céline, Romuald et d’autres, je me jette sur les parts de quiches salées, me délecte d’amandes et de deux grandes goulées de bières.

Avec une élocution incertaine, je tente de trouver un logement pour la nuit. Après deux refus catégoriques sous prétexte que je ne vais dormir qu’une nuit, la propriétaire d’un gîte situé à 12 kilomètres, dans un élan naturel et spontané de générosité, propose d’envoyer son mari pour me récupérer en voiture.  On me glisse dans l’oreille : « Tu vois, il y a vraiment des gens bien sur Terre ! » La roue avant retirée, mon chauffeur inespéré et attentionné me laisse à peine l’aider à mettre mon vélo dans le coffre. Mon « taxi » s’enfonce dans les bois derrière le mont Liausson. Je remercie sincèrement l’accueil et la gentillesse de Géraldine et Ivan. Je n’oublierai pas.

La nuit a été pluvieuse et chahutée tandis que mon sommeil n’a souffert d’aucun grondement. L’orage est passé. Il laisse une matinée humide, terne et le peu d’entrain me font enchaîner plusieurs cafés avec mes hôtes. Il faut s’en aller. Revenir au départ. Je quitte Mourèze et retrouve les terres rouges à Salasc. Le paysage dégagé annonce le programme : du dénivelé m’attend.

 

C’est le 1er avril. Première mise en jambe, le col de La Merquière ouvre les débats. Le col de Dio se présente ensuite. Puis vient le col de Sainte-Colombe. Tout s’enchaîne sereinement avec l’aide du vent en poupe. Je traverse le superbe village d’Avène entouré par l’Orb rugissant de ses flots d’eau douce et arrive au niveau du barrage des Monts d’Orb. Le ciel reste chargé de nuages aux allures de bonbonnes d’eau. Un quatrième col, dit de La Moutoune, puis un cinquième, le col Vert. C’est un vrai jeu de bosses et la sixième difficulté accomplie marque un tournant dans cette épreuve. Au col de Notre-Dame, j’aurais dû vérifier. Bien engagé dans une descente rapide, la tête quasiment posée sur le guidon, je sens un objet léger effleurer ma cuisse droite, un coup d’œil éclair et je crois apercevoir mon téléphone prendre la direction brutale et fracassante de la chaussée.

Les mains sur les freins, je stoppe tout plaisir de vitesse et rebrousse chemin en espérant retrouver cette fragile prouesse technologique échappée d’une poche malencontreusement ouverte. Il repose dans l’herbe, l’écran éclaté, sans vie apparente. Plus de son, plus d’image. C’est la scoumoune. Cet article n’aura pas de clichés réalisés par mes soins. Après quelques tentatives infructueuses de ranimer l’objet, je fais une croix dessus et frustré, je me dis sans réfléchir : « Si c’est comme ça, je rentre à Souillac direct ! ». Il me reste 250 kilomètres. Je ne croiserai plus personne de l’épreuve et je sous-estime bien évidemment le dénivelé du Parc Naturel des Causses et du Quercy. C’est très beau mais pas de tout repos. Peu à peu, le soleil fait son apparition. Je longe le Tarn, rivière « rapide » étymologiquement parlant. Ça me donne des ailes.

La route entre Camarés et Requista restera un de mes meilleurs passages. Des paysages que je ne peux plus prendre en photo sont forcément plus marquants. Conforté par le vent arrière, je me surprends à établir un nouveau record (personnel) de vitesse sur le plat, 65km/h. On s’occupe comme on peut ! J’atteins non sans peine Villefranche-de-Rouergue décidant d’y chercher une chambre. Tous les hôtels sont clos, aucun accueil disponible. C’est le 1er avril, j’avais oublié. La frontière du Lot se rapproche. Des éclairs lointains accompagnés de sourds roulements de tonnerre m’alertent et je trouve in extrémis une entrée de cabinet médical au moment où une pluie vigoureuse s’abat sur cette fin de journée. Ce sera mon abri pour la nuit. Il est 21 h, je grignote un reste de brioche avec des carrés de chocolat piochés la veille au ravito du lac du Salagou. Nuit froide avec les vêtements imprégnés de sueur, pluie rabattue par des tourbillons de vent sur mon bivy isotherme, un spot lumineux qui se déclenche au moindre insecte volant. J’en oublie le sol dur. J’entends un clocher à proximité sonner chaque heure avant que je m’écroule de fatigue.

Il est 4 h du matin. Je mâchouille une poignée de raisins secs. Mes derniers grains de nourriture. Je m’extirpe de mon cocon glacial et habillé comme un marin-pêcheur de l’Atlantique Nord, je remonte sur le vélo. De l’autre côté de la rue, en face de mon nid, un cimetière. Histoire de me réchauffer, je vois 3°C sur une enseigne lumineuse de pharmacie. Le plus difficile après une nuit quasiment blanche, c’est trouver la lucidité nécessaire pour coordonner un organisme décalé avec la cadence des jambes. Le noir s’accroche aux arbres. Des nappes de brouillard m’enveloppent. Je suis un intrus. Quelques chouettes s’envolent à mon passage quand d’autres hiboux m’observent comme des vigies. Je ne vois pas de lueur monter à l’horizon. Le changement d’heure retarde ma bonne humeur. Encore quelques lacets enfoncés dans les brumes matinales des gorges endormies de Saint-Sulpice et je retrouve un plateau aux températures plus douces.

Un premier rayon de soleil entre deux chênaies. Alors que je ne les ai pas devinés, deux énormes cerfs surpris par ma présence traversent la route sous mes roues. Leurs sabots martèlent la chaussée, je vois leurs yeux affolés, ils soufflent fort. Le temps a ralenti comme s’il voulait que je profite de cette interaction insolite. Majestueux moment. Aux portes de Rocamadour, je quitte mon accoutrement de marin-pêcheur et retrouve une allure de cycliste. Les derniers écarts qui me séparent d’une arrivée sont parfois les plus pénibles mais cette fois-ci, je sens que ce soleil, tant espéré au cours des 650 kilomètres, livre une conclusion de ce périple plus enjouée. On ne sépare pas la cause de la conséquence. 

Chaque aventure à vélo est contrastée. Ce Gignac-Gignac-Gignac, marqué par une météo particulièrement ignorante de nos « souffrances », vient chatouiller la 1ère place du Desertus Bikus. Et comme toute fin s’associe à un commencement, je goûte à nouveau au soupçon de houblon laissé au frais dans les frigos de La Bicicleta. La photo fait foi, c’est ripaille !