Matthieu Lifschitz, que l’on avait connu Fumant, dédie aujourd’hui un nouveau site d’importance à son activité créative. Manivelle est (bien) née depuis quelques semaines, rassemblant en ligne les talents du graphiste inspiré, du typographe habile et du photographe averti.

L’artiste n’en est pas moins cycliste. Un être empoignant le guidon d’un Jaegher taillé pour l’extrême et arborant fièrement les couleurs du Distance Club Cycling. Il s’attaque régulièrement à des distances cyclistes improbables qui lui permettent d’appartenir au club envié des Randonneurs Mondiaux. Matthieu, ce garçon plein d’Audax, raconte aujourd’hui ses aventures long cours et son projet de participation au Paris-Brest-Paris 2015 :

200, bon ok. 300, allons-y. 400, on verra bien. 600, maintenant qu’on y est…
Je crois que c’est venu à peu près comme ça. Je veux dire, c’est venu très vite. D’abord l’envie d’aller voir toujours un peu plus loin, avant de vite tomber accro aux longues distances. S’intéresser aux Brevets de Randonneurs Mondiaux (BRM) était une suite quasi-logique, ces types qui partent tôt le matin pour des trajets d’environ 200 km. C’était complètement ce que je faisais en solo. Ce qui n’était pas prévu, c’est que j’allais me retrouver à faire l’ensemble des brevets en compagnie de deux copains, une plongée à trois dans l’inconnu, à la poursuite de l’Aiglon d’Or.


200 km
En fait on fanfaronnait un peu (beaucoup !) avant le 200, habitués tous les trois à ce type de distance, surtout sur un parcours dans notre région. On s’était clairement dit : « Ça sera une formalité ». Tu parles d’une formalité… Des vents violents, contraires tout du long, du dénivelé en pagaille, des crises de crampes abominables. Médaille en poche mais une première leçon d’humilité bien enregistrée.

300 km
Le 300 allait être exigeant. On le savait rien qu’à l’étude du plan de route, avec ses successions de toboggans prêts à nous couper les jambes. Fort des conseils glanés à gauche à droite, et plus honnête sur nos ressources physiques, nous diluons bien plus intelligemment notre effort sur cette épreuve.
 Avec le recul, j’ai du mal à me souvenir d’un moment véritablement difficile. Je sais qu’on a souffert, moralement surtout, à plusieurs reprises. Je me rappelle de ces routes bosselées ou des passages par les grands plateaux qui me semblaient interminables, sans point de mire, comme un puit sans fond, mais je préfère garder en mémoire les paysages à couper le souffle, les blagues échangées entre potes et les concurrents imaginaires créés pour l’occasion. Finalement, 300 km, ce n’est qu’une longue journée à vélo.

Audax
400 km

Voilà, avec le 400, on allait enfin rentrer dans le vif du sujet. Jamais fait une distance pareille. Un départ en fin de journée et la perspective de rouler direct toute la nuit. Mais on fait comment, on dort ? Ah non ? Bon ok. Je comprends sur ce parcours un peu mieux dans quoi je m’embarque. Je savais qu’un entraînement régulier en guise de base était indispensable, mais c’est clairement le mental qui est la clef de voûte : garder les idées claires, savoir doser son effort en prévision du prochain, ne pas se laisser décourager et voir le verre à moitié plein, toujours anticiper ses besoins alimentaires, en eau, ne pas s’oublier, s’arrêter dès que l’envie s’en fait sentir et ne pas attendre je ne sais quelle ville suivante…
Sur ces distances, la distance compte moins justement. Le temps est l’essentiel de nos préoccupations, le but étant de tenir jusqu’au bout. On sait désormais que la moindre erreur de jugement, commise au début, se paie tout du long. Rester attentif et garder du jus sous l’pied en permanence est essentiel pour faire face à chaque difficulté, que ce soit une côte plus raide que prévue ou une météo beaucoup moins favorable.

J’ai adoré cette nuit. Pas pour le trajet — je pense que si on le refaisait de jour, on le trouverait terne au possible — mais pour l’ambiance, la vision, les sensations de dénivelés qui sont incomparables. On ne voit jamais le haut d’une ascension, ni le bout des longues lignes droites. Les enchaînements de virages, qui surgissent par surprise, empêchent d’anticiper. C’est grisant. Je dois dire qu’aujourd’hui encore me reviennent des flashs de ces moments : Ernest et Brian, mes fidèles compagnons du Distance Cycling Club, devant, derrière ou à mes côtés, silencieux, furtifs comme des chats guettant la moindre variation de forme dans le faisceau de nos lampes. Elle me faisait un peu flipper, la nuit, mais maintenant je sais que je l’aime. Et lorsque le jour s’est finalement pointé, dans une brume persistante, je me suis répété cette phrase :  » De même que le soleil se lève, le corps humain est fait de cette manière qu’il se réveille en même temps, donnant le second souffle pour appuyer de plus belle. » Quand on a franchi sa première nuit, pari gagné, le reste n’est que souplesse jusqu’à l’arrivée, un grand sourire scotché au visage.


600 km
Au début, je voulais seulement confirmer mes performances sur des 200 ou 300 km. Et puis j’ai évoqué le Paris-Brest-Paris avec les vieux routiers du CSPA, le club si sympathique qui organise ces BRM. Sans le dire vraiment, ma décision était prise : j’irai jusqu’au bout. Et puis le grand jour de l’épreuve qualificative, le 600 km, est arrivé. Pas de pluie en prévision mais du vent, du gros, avec des rafales de 75 km/h en pleine poire, parfois plus, sur 300 km. On le savait, on s’y était préparé, le but étant de faire la bascule en fin de journée et prendre le vent dans l’dos sur les autres 300. On s’est dit que c’était un bon deal. Épuisés, mais respectant le plan de route, on bascule effectivement au crépuscule sur la deuxième partie mais au lieu de quelque chose de fluide, tout devient décousu, la faim, la prévision d’une pause sommeil, une douleur à la rotule pour l’un et des soucis de selle pour l’autre rendent notre avancée incertaine jusqu’au moment ou nous décidons de dormir deux heures en pleine nuit derrière un supermarché.

Au réveil, donc environ deux heures plus tard, les esprits sont plus lucides sur ce qu’il reste à faire mais les douleurs de mes compagnons restent tenaces. Il est clairement dit qu’on ne s’abandonnera pas sur le bord de la route, on finira ensemble, même s’il faut arriver au dernier moment. C’est donc sur un peu moins de 300 km que nous allons lutter ensemble, investi de la mission d’épauler ses camarades jusqu’au bout. Pendant c’temps là, le vent est tombé, toujours présent mais bien plus faible, jamais là où l’attend. On a pris le temps, foutu notre ego de côté et on l’a fait, avec même des rebonds éclatant sur les derniers dénivelés comme pour défier cet asphalte, lui prouver qu’on avait su la jouer fine avec lui. L’ambiance n’est pas aussi euphorique que lors des précédentes arrivées mais on sait ce que notre performance du jour représente : une porte ouverte au Paris-Brest-Paris. Et il  faut avouer que ça fait un nœud à la gorge.


Je le fais ? Non ? Oui ? Si je recule maintenant, ça veut dire quoi ? Et ça va me coûter combien cette affaire ? Si je ne le fais pas maintenant que j’ai tous mes brevets, je le fais quand ? Je le fais. C’est certain. Le 600,  je n’y ai réfléchi que quelques secondes. Je suis déjà dans ma préparation du Paris-Brest-Paris. Et l’Aiglon d’Or sera, un jour peut être, en ligne de mire.