La face gravier de la Provence © Magazine 200 - Alain Puiseux
Avoir la chance d’accéder au meilleur de la presse cycliste et partager un extrait qui a retenu l’attention : telle est l’intention de cette rubrique de Gravillon baptisée « Morceau choisi ».
Nouvel invité de cette série d’articles qui rend hommage à l’écrit, à l’encre et au papier : le magazine 200 dans sa déclinaison de printemps 2021.
Le gravel est un moyen de contournement. Une façon de s’affranchir d’un confinement étouffant. De trouver de nouvelles voies cyclistes. Et la Provence est un terrain de jeu apprécié des amateurs de gravier. Une terre propice à l’errance, à la contemplation et à l’absorption volontaire de poussière. Quelques amis partageant ce goût du chemin de traverse, parmi lesquels Alain Puiseux, Matthieu Lifschitz et le duo photographique de grimpette.cc, ont donc entrepris un âpre périple de 250 kilomètres dans ce Sud dont les natifs et les auteurs de renom n’ont cessé que nous conter les rudesses.
« La chouette
Prendre une journée entière pour avaler 70 kilomètres de galets, en avance sur les champs de lavande et les bus de touristes chinois. Chercher à Puimoisson une épicerie ouverte et renoncer, filer au supermarché de Riez, contourner les grillages d’un champ d’antennes-relais abandonnées par l’armée. Il n’en reste que les mâts et les loupiotes rouges réglementaires, lugubres et souvenirs de la guerre froide. En sous-sol poussaient tout près d’ici des silos d’ogives nucléaires du plateau d’Albion. Le champ de tir de Canjuers n’est pas si loin.
Le jour baisse doucement, entame son chassé-croisé avec le froid. Nous sommes début mars. C’est comme si le printemps faisait des essais de lumière, comme si l’on préparait le spectacle, comme si les machinos rassemblaient leur matériel. Mais tout est encore en vrac, tout est en retard cette année, sauf les amandiers.
Samuel crève tous les dix kilomètres. On dirait un problème de calcul à l’ancienne. Cela laisse du temps pour les blagues, et de voir doucement approcher le Verdon. François me désigne l’entrée des gorges, là, comme une porte secrète, un peu au-dessus de la Sainte-Croix et du lac homonyme. Nous longeons le massif sur une poignée de kilomètres et entamons la descente. Depuis la route, le lac en contrebas a la silhouette un peu forcée, un peu gauche, des lacs artificiels.
En été dit Matthieu, ce serait l’enfer, impossible de bivouaquer au bord de l’eau. Nous sommes encore en hiver, plantons nos tentes à l’abri d’un bosquet et du couvre-feu, juste à temps. Un feu sur la plage dans un cercle de galets, tant pis pour les jaloux.
Nous sommes hors saison. Nous sommes dehors quand le monde est calfeutré, rendus au clapotis de l’eau, au crépitement du feu de bois flotté, aux glapissements d’une chouette effraie. Le gravel est le nom moderne d’une pratique ancienne, et il la met à portée de mains. Nous dormons dans le faux silence de la nuit, dans les petits crissements des duvets et des matelas de plastique. La route, une route est tout près. De temps à autre, là-haut, des phares. Le gravel offre d’autres allures, d’autres repères, dilate le temps et l’espace. »
La suite de ce texte « La face gravier de la Provence », écrit par Alain Puiseux, dans le numéro 28 de 200.