La Rochelle – Wintersdorf

Bureaux désertés, couloirs silencieux, téléphones au fond des tiroirs, la pause estivale a contaminé tous les services. J’ai attendu la mi-août pour être ce « septembriste » fuyant les grands flux et ne pas assister à la dualité du départ et de la rentrée. Pour avoir les coudées franches, je pars vers le nord où les oiseaux rêvent déjà de migration vers le sud. Ce pays qui a perdu de sa rigueur emblématique, un mur historique frontière de deux mondes, tombé pour laisser passer une chaleur venue de l’ouest. L’Allemagne m’a toujours ouvert ses bras. J’ai pris par deux fois le train pour des échanges scolaires enrichissants. Direction Hambourg, ville hanséatique, mêlant l’industriel au culturel, cosmopolitisme et cyclisme urbain.

Le départ matinal me permet d’éviter l’affluence mais le 15 août est aussi synonyme de fermetures généralisées de la moindre épicerie de campagne qui d’ordinaire sauve le cycliste égaré de la déshydratation et de l’hypoglycémie. L’Indre est l’expérience de la résilience. Vous avez bien vu la voiture au loin, elle n’arrive pas mais elle s’approche. Le temps est ralenti, pourtant je pédale toujours à la même cadence. Un kilomètre vous en paraît deux. Ce département doit détenir le pouvoir multiplicateur de l’ennui… et je ne vais pas m’y faire des amis.

La moisson du blé est suivie par une période d’épandage. Ce parfum azoté marque le début d’une course à l’échalote entre les tracteurs de l’Europe et ceux qui crachotent les miettes de subventions allouées. Les villages désertifiés aux façades décrépies s’entourent désormais de lotissements bon marché poussant comme des champignons. On ne récupère pas la pierre, on ne restaure pas. Elle devient tombale.

Sur ce nouveau voyage, la campagne est un triste tableau, un puzzle de parcelles identiques dévouées à une agriculture vorace, volumineuse mais peu regardante d’une biodiversité qu’elle dit défendre avec des engins agricoles toujours plus prompts à la pourfendre. C’est une diagonale de champs cultivés. Une suite de notre plaine aunisienne dépourvue de ses haies protectrices. Quelques bosquets subsistent comme des îlots de sauvetage pour chevreuils désarmés, comme des refuges de regroupement familial pour cervidés sans domicile.

Des lignes droites monotones quadrillent la forêt de La Brenne. La chaleur est écrasante. Les fruits secs et l’eau tiède des bidons m’aideront à me sortir de ses routes sans fin. Les petits commerces sont clos depuis des lustres, leurs vitrines empoussiérées, maculées des particules fines des poids lourds de la grande distribution. Et toutes ces communes, la corde au cou, n’entretiennent plus les routes ni les trottoirs qui les traversent. Le train ne passe plus mais on réfléchit depuis plusieurs président(e)s de région à le remettre en place. Les autocars sillonnent encore un peu le pays et, au moins, de vieilles aubettes servent d’abris pour les nuits humides.

De grandes fermes beaucoup plus étendues que celles de nos grands-parents occupent un espace naturel et politique qui relègue loin derrière l’esprit de jouvence dont aurait besoin ces contrées comateuses. Heureusement, au bout de l’effort vient un panneau « Le Buzançais » et un hôtel. Touché par une insolation, je reste prostré 20 minutes au-dessus des toilettes. Je n’aurai jamais dû accepté cette bière ambrée. Je préfère les blondes.

Après une nuit salvatrice, je fais abstraction de ce fade paysage que la France m’offre. Des noms connus apparaissent soudain, Sancerre, Quincy, Pouilly-sur-Loire. La tentation, bien grande soit-elle, d’une boisson vinifiée ne me fait pas changer de rythme. La pluie arrive enfin et nettoie mes pensées. L’ennui est balayé. Au hasard d’un virage, je tombe sur un Bed & Breakfast tenu par des belges. Je suis à l’abri d’un crachin tenace et d’averses menaçantes pour la nuit. Je n’étais pas attendu et, sur un ton ironique, mon hôte m’annonce qu’il ne pourra me préparer qu’un casse-croûte amélioré. L’encas dînatoire agrémenté d’une bière de son pays concluront très bien cette journée.

L’avant dernière étape, côté français, se passe sous la pluie. Fine, continue, elle ruisselle sur mes tempes, les cheveux trempés. Au moins, il n’y a pas d’orage. Pendant 700 kilomètres, une question résonne sans cesse dans ma tête : « Mais où est la forêt ? ». Elle est là, devant moi. J’y entre. Je suis avalé par son obscurité et saisi par un devoir de piété, je passe devant la nécropole nationale de Saint-Benoît-la-Chipotte qui rassemble (je le lirai plus tard) quelques 2 000 soldats morts durant une bataille de la guerre 14-18.

Les voitures ont disparu, je suis seul sur ce lisse asphalte fraîchement appliqué à regarder, attentif et recueilli, comme paralysé, ces milliers de croix plantées dans ce sol si âprement défendu. Comme le temps suspendu au bout de chaque branche, j’apprécie chaque seconde, chaque battement de cœur que les balles d’une guerre peuvent transpercer. La pente douce par ce passage inattendu me pousse vers les hauteurs du massif vosgien. Dans cette forêt, le vent ne rentre pas et le clair-obscur est la lumière ambiante. Je glisse dans un silence de connivence entre rivières et conifères. Le col du Hantz m’attend à 640 mètres d’altitude où tombe en ruine une auberge dénommée « À l’ancienne frontière ».

L’Alsace est un sujet hautement historique sur lequel je ne m’étendrais pas et, sur le plan sportif, la région ne m’aura pas épargné même si le chemin emprunté n’était que de courte durée. Des bruits de ruisseaux animent ma descente vers Schirmeck. J’irai dormir chez la famille Neuhauser, isolée sur une route du domaine forestier du Donon. Un joli lieu qui se mérite. Le chapelet de communes sur terrain plat qui me conduiront vers la frontière franco-allemande est un moment de répit pour mes jambes. Je longe le canal de La Bruche sur plusieurs dizaines de kilomètres. Havre de tranquillité qui me permet d’éviter l’affluence de Strasbourg.

Je prends le temps d’une collation à Kilstett où la patronne me fait la synthèse de 30 années de restauration alors que je dévore sa délicieuse et crémeuse tarte aux pommes. Elle saupoudre mon café d’un soupçon de fiscalité, un laiteux nuage politique. Son travail est devenu pénible, désarmant, mais elle n’arrêtera pas. Le ton est juste, je suis d’accord avec elle mais il faut que je passe une frontière. Pendant quelques kilomètres, en pleine réflexion sur cette dernière discussion, je ne regarde plus le paysage. Je pense au métier que j’exerce, à celui des gens que je croise, la difficulté grandissante de ne plus avoir tous les outils à notre disposition pour l’efficacité de nos actions. Je regarde mes mains sur le guidon, un simple mouvement et je change de direction. Il faut essayer tous les chemins avant demain. 

Je longe la Moder et bifurque sur le pont d’acier qui enjambe le Rhin. Me voici à Wintersdorf, en Allemagne, le grand chemin vers le nord peut commencer.