En 1867, Pierre Michaux invente la bicyclette et confère une dimension ludique au déplacement individuel. Pouvait-il se douter que le vélo, 150 ans après son invention, se dresserait en véritable enjeu d’une société dont la survie semble passer par le développement perpétuel des moyens de transport. Dans la préface du livre À Vélo Citoyens !, édité dans le cadre d’un projet mené par l’association toulousaine La boîte à outils, le philosophe Michel Serres dessine les contours d’une alternative. Il démontre que le vélo, prolongement naturel du corps, permet de se déplacer en douceur quand l’automobile, rêche carapace d’acier, embarque froidement ses passagers vers leur destination. L’argument est convaincant pour le quidam qui aime librement rouler le nez au vent tandis que son congénère s’agace au volant, englué dans le flot.

Extraits :

« Mais avec nos mains, nous ne pouvons encore fabriquer que du dur dehors et doux dedans, à l’image de ces véhicules d’acier qui nous entourent. Tout se passe comme si nous ne parvenions à modeler que des fossiles archaïques… […]

Quand saurons-nous produire des techniques douces à l’image de nos corps ? Le doux émergera tout naturellement de nous lorsque nos techniques s’ouvriront au monde au lieu de la combattre…. Une exception à celà. Nous avons su, une fois, fabriquer de nos mains une machine si souveraine qu’on la nomma dès sa naissance « la petite reine ». Une machine qui pour la première fois dans l’évolution comparée de la vie et des techniques, ne nous protège pas de sa cuirasse, mais mime au contraire l’intimité des os en laissant notre chair déborder vers le monde. Bras sur le guidon, mains serrant les freins ou les poignées, cul sur selle, mes jambes se posent hors cadre. Mon corps entoure, surplombe, habille, environne ma bicyclette, ainsi devenue squelette interne de mon corps roulant.

Passant de l’ère primaire au quaternaire, réellement moderne, le vélo devance de millions d’années les autres véhicules, inimaginablement archaïques. […] »

Nos automobiles ? des fossiles, Michel Serres, Préface du livre À vélo citoyens !, éditions Plume de Carotte, 2009

> Michel Serresné le 1er septembre 1930 à Agen (Lot-et-Garonne), est un philosophe, historien des sciences. Membre de l’Académie Française, il se place en pourfendeur de l’ordre établi et farouche défenseur des libertés individuelles. Pour lui, le vélo est un mode d’expression, l’affirmation d’une opinion sociétale. « La seule vraie désobéissance est celle qui permet d’inventer. »