Les Éditions Dasein n’ont pas leur plume dans la poche. Créées en 2004, elles publient des textes, musiques, images, vidéos et objets qui se démarquent. Capables de commettre des slips qui démangent ou des affiches qui dérangent, elles provoquent la curiosité, animent le débat. Nul ne s’étonnera donc de voir le vélo traité tout en décalage, de lire un ouvrage écrit tout en traverse.

L’oeil du cyclo. Critique de la raison motorisée est l’œuvre d’Harold Bernat, enseignant et agrégé de philosophie. Le récit d’un voyage, toutes sacoches dehors, à travers la redoutable Bretagne. Un périple bikepacking avant l’heure. L’auteur dépeint au gré de 67 paragraphes numérotés les principaux aléas — « l’effet conjugué des masses nuageuses et des courants marins » — de l’avancée cycliste. Il décrit l’ampleur des objets embarqués. Il raconte les méandres de l’orientation, du repère cartographique. Il s’épanche sur l’usure du corps et de l’esprit face aux vents mauvais et aux pluies drues. Il considère l’autrui. Et conspue l’intrus. Pointant, dès l’entame, un doigt inquisiteur vers les automobilistes, « érotomanes de grosses cylindrées » et autres « feignasses », auxquels il promet la pire des sévices : « une bonne cure de cyclo » !

 » 6. Voici donc notre cyclo en route. Ce métayer s’aperçoit très vite qu’il ne saurait être le propriétaire de la voirie. Sur la route, en effet, le moteur fait la loi et le lui fait savoir. Il aimerait se faire discret, le cyclo, sur son bas-côté, entre herbe et asphalte, à peine existant. De quel droit d’ailleurs ose-t-il entraver la fluidité du trafic, provoquer des bouchons, des ralentissements ? Alors il se serre, accumule les excuses, se tasse sur le côté. Il va même jusqu’à accélérer, le naïf, comme si deux coups de pédales de plus pouvaient éliminer l’engorgement. Mais plus il se tasse plus il se fait tasser, plus il se comprime plus il risque la compression, plus il accélère plus il sent derrière lui que les moteurs s’affolent. Vient le moment du dépassement. Pointillés, ligne continue, discontinue, absence de ligne, avec ou sans clignotant, à cinquante ou à cent, l’enfumage du dépassement est inévitable. Bien sûr, le cyclo peut retarder l’échéance, donner des coups de guidon, feindre l’évanouissement, oser l’écart brusque, prendre de l’aisance à l’occasion d’une descente, balancer des œufs de caille. Rien à faire, l’attente du dépassement n’est jamais très longue. la feignasse motorisée est toujours sûre de ses droits. C’est que le consommateur de bitume, le mammifère en caisse doit passer, c’est une loi du progrès. Même un goéland mazouté ou une crevette de Louisiane sait cela : on n’arrête pas l’écoulement du progrès. Attention, aucun dépassement n’est anodin, chacun porte sa petite statistique mortelle, son risque d’accident fatal, son coefficient de traumatismes crâniens, son pourcentage d’hémiplégies. D’où la légère poussée d’adrénaline qui accompagne ce moment chronique de la vie du cyclo sur la route : le dépassement par la bagnole et autres dérivés plus ou moins volumiques.« 

L’oeil du cyclo. Critique de la raison motorisée, Harold Bernat, Éditions Dasein, 2012

Agrégé de philosophie et professeur de lycée, Harold Bernat est un jeune philosophe au propos corrosif. La pensée critique guide toute sa création littéraire. Auteur de Vieux Réac ! Faut-il s’adapter à tout ? publié chez Flammarion en 2012, il lance des pavés dans la mare du consensus, autant de gravillons saillants jetés sous les pneus des plus (bien) pensants. Une verve à retrouver sur son blog Critique, et critique de la critique !

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