Race Across France 2020
Étape #5 : Val d’Isère – Doussard
Ce jour n’est pas comme les précédents. Ce doit être celui où le dernier acte est joué. Je sais que je suis obligé de rallier Doussard avec ce qu’il me reste de réserves physiques, de mental cabossé et d’entrecuisse salement amoché. J’entame mollement la route qui mène à Bourg-Saint-Maurice. Le couple corps-esprit n’est pas encore accordé que deux kilomètres plus loin je tombe dans des travaux routiers. Je jure comme un charretier… Tout va se passer dans une suite de tunnels dans l’obscurité. Le bitume est défoncé, la chaussée est tapissée de béton frais tombé d’un camion toupie. Séché, ce sont des bosses dangereuses. J’allume mes feux. Mon phare avant éclaire plus les volutes de particules de ciment soulevées par le passage des voitures que les ornières à éviter. Si je ne casse pas ou ne crève un pneu, je suis béni.
Presque à l’aveugle, frôlé par des véhicules, les mains agrippées au guidon, je freine parfois au dernier moment à cause d’une barre de fer, d’un caillou gros comme un demi parpaing, d’éclats de phares de voitures, un morceau de pare-chocs… C’est inimaginable. J’en vois la fin, l’air à nouveau pur, la route lisse et pas une crevaison ! Bourg-Saint-Maurice, il est 9h et c’est déjà la fournaise. Je me lance sur la D902.
Le doux nom de « Cormet de Roselend » sonne dans ma tête depuis la préparation de ce challenge. Comme un nom sorti d’un conte fantastique, je pense y voir des paysages étonnants. Je suis servi. Une alternance de verts pâturages, de flancs rocailleux, de torrents, de points de vue sur des forêts de pins, au loin le Sommet des Rousses… J’en oublie le temps, je traîne mais c’est les Alpes et je les découvre pour la première fois. Je ralentis à nouveau en longeant le lac de Roselend, son bleu me rappelle les lagons profonds de Polynésie.
Je vois Beaufort sur un panneau. Lancé comme une balle, attiré par le goût de ce fromage de Savoie, j’en oublie de tourner à une intersection. La gourmandise est un péché qui me rajoute un kilomètre de dénivelé à 7% sans même avoir assouvi un plaisir gustatif. Je sens bien que la lassitude me guette mais au sommet d’une côte, ébahi, j’aperçois un monstre auréolé à son pic d’un minuscule nuage qui tente de se décrocher… Je ne suis pas sûr mais je crois bien que c’est le Mont Blanc. Cela m’est confirmé par une habitante de Hauteluce qui se réjouit de le voir sorti des nuages et de la pluie de cette dernière semaine. J’ai donc la chance d’observer et d’apprécier l’entière majestuosité de cet emblème régional.
Je laisse vite mes émotions retomber dans le tumulte des torrents. Je grimpe aux Saisies avant de basculer une avant-dernière fois dans une vallée que je traverse sans trop m’attarder. Praz-sur-Arly, Megève, Sallanches, la route défile, les bandes blanches s’étirent, mon champ de vision rétrécit, l’horizon fuit puis revient. Le dernier point de départ, Cluses, avant la dernière douleur.
Il est là-haut le col de la Colombière à franchir. Seize kilomètres que je vais monter à un rythme helvétique. Dix kilomètres à 5,2% de moyenne et les six derniers kilomètres à 9,3% de moyenne. La cerise sur le gâteau, le dernier kilomètre est à 10,2%. Je pédale comme si on passait la musique d’un 45 tours en 33 tours. Je ne suis pas loin de perdre la face. Mon téléphone vibre. Une fois, puis deux et encore. Je stoppe. Un fait de course ? Un collègue de bureau qui ne sait pas que je suis en « vacances » ? Et non, ce sont mes incorrigibles copains de Gravillon qui suivent ma progression sur le site en ligne. « Vas-y Nico, y’a une nana devant toi, il faut que tu la rattrapes ! » Ils sont marrants mais je souffre déjà assez. Je regarde tout de même au loin pour voir si j’aperçois la silhouette désignée, mais rien.
La journée doit être bien avancée, la lumière baissante, les forces diminuantes, les pensées éparpillées, je ne pense plus qu’à une chose : l’arrivée à Doussard. Sommet du col de la Colombière. Trois randonneurs encapuchés s’engouffrent dans leur camping-car. Deux motards en retard s’échappent. Froid, vent, léger brouillard, je prends aussi la poudre d’escampette. La prudence m’impose un dîner rapide avant le passage du Grand-Bornand. Tant pis pour la fille devant moi.
Je file à toute vitesse, revigoré de protéines, grand plateau, faux plat descendant. L’air devient chaud, mes jambes tournent toutes seules, l’esprit fier. Assoiffé par le goût de réussite, dans une obscurité vampirique, je manque de rater la direction pour Bluffy. Dans un ultime virage, j’ai une vue plongeante sur les points lumineux disposés autour du lac d’Annecy. Je suis saisi par une décharge électrique, une excitation ramenée à sa juste valeur… Ce n’est que du vélo !
Je suis arrivé. 1100 kilomètres. Un aimable gars m’accueille. Ravi de me remettre mon trophée, une bière tiède, un morceau de brioche desséchée et de prendre un cliché de ma bouille heureuse. Ravi surtout car il peut aller se coucher. Je m’endors à même le sol dans un coin de la salle municipale. Seul. Une chambre de 150m². Je n’entends plus les bruits de la nuit. Il arrive que vous ayez en tête un mot ou une phrase qui accompagne votre journée. Un air de musique. Une image. Le visage d’un ami, d’un proche. Du réveil au sommeil.
J’ai eu cette phrase durant ma préparation puis je l’ai oublié. Elle est revenue en force le jour du départ et ne m’a quitté à aucun moment durant quatre jours et seize heures de route: l’abandon n’est pas une possibilité.