Pris dans une discussion entre deux ultras de la bicyclette, j’ai retenu une phrase que j’avais trouvé prétentieuse : « Quand tu t’inscris à une épreuve cycliste longue distance, tu t’y rends à vélo et tu reviens à vélo ! » Les puristes n’ont pas de limites et j’ai voulu goûter à ces frontières de la prétention. Je suis donc parti de La Rochelle pour rejoindre le départ de la Born To Ride (BTR) 2023 à Saint-Malo. 350 kilomètres, 2500 mètres de D+. La fierté de ce petit défi personnel s’est effritée en deux secondes quand j’ai appris qu’un participant était venu de… Colmar. 885 kilomètres !

La ville, bastion des corsaires, est balayée par un vent de Nord-Est qui rafraîchit nos ardeurs à la veille du départ programmé le lendemain matin à 5h30. Un amas de cyclistes affublés de gilets plus ou moins brillants s’élancent d’abord comme une procession millimétrée puis se transforme en de multiples formations aux allures diverses et enfin c’est l’éclatement… Le vélo reste un sport individuel. Chacun choisit son chemin, sa vitesse et l’arrêt à la première boulangerie qui ouvrira.

Cette journée est enveloppée de nuages bas, de lueurs blanches qui ternissent tous les contrastes éclatants de la Côte de Granit Rose. Le Cap Fréhel, endroit d’un ravito prévu par l’organisateur, n’est pas à l’abri des rafales salines. Un air chargé d’humidité, fraîchement tropical a éparpillé les groupes plus ou moins bien formés. À part deux ou trois participants croisés au hasard d’un virage en côte avec lesquels il fût agréable d’échanger de simples paroles, je n’ai pas traîné à palabrer sur cette première étape Saint-Malo-Ploumanac’h.

Le point d’arrivée de cette journée est le phare de Men Ruz, petit, discret entouré de massives pierres rondes, lissées par les caresses de mers déchaînées. Les températures prévues pour la nuit m’incitent à rejoindre le confort d’un hôtel dans les terres.

La seconde étape mène sur le Finistère à Penmarc’h. Au départ de Lannion, c’est une côte punitive qui annonce des ébats douloureux avec le massif armoricain. Je pensais éviter les difficultés des monts d’Arrée en passant sur leurs contreforts mais je me suis lancé dans un enchaînement de toboggans infranchissables même à pleine vitesse. Debout sur les pédales, à 6 km/h, le matériel grince comme moi. La gravité de ce monde nous colle au sol, l’apesanteur n’a aucune pitié et aucun remords à nous laisser souffrir de la masse de notre corps et de nos bagages pourtant mûrement réduits au strict minimum.

Après 150 kilomètres de montagnes bretonnes, j’aperçois le phare d’Eckmühl qui se voit de loin mais se cache longtemps. Imposant, il n’arrive tout de même pas à faire de l’ombre aux bruyants athlètes épilés qui enfourchent non sans orgueil déguisé des machines colorées. Croiser les « ambassadeurs » d’une marque de vélo n’est pas toujours un gage de qualité d’échange humain et d’humilité sportive.

Je ne suis pas rassasié, ni fatigué. Après une énième douceur au blé noir dégustée dans une crêperie, je décide de continuer. Je pars vers Lorient retrouver l’hospitalité d’un ami et rajoute 100 kilomètres au compteur journalier. La traversée du Pont de Cornouaille sur l’Odet m’apporte un grand bol d’air mais c’est une répétition de bosses harassantes qui ponctuent cet excès de zèle. J’en oublie le décor tapissé et courbé d’un délicieux film à Pont-Aven.

 

La géographie des lieux ne me fait aucune grâce, je paie comptant une fougue envahissante. Je le sais. J’exige toujours autant de mon corps vieillissant quand l’esprit reste fort. Un peu comme une rébellion avant l’extinction… 25 cl de houblon et la tête dans l’édredon !

L’échappée matinale de Lanester, mon lieu de gîte, marque la 3e étape de cette BTR 2023. Le vent n’est pas au programme des réjouissances mais les services techniques de plusieurs municipalités ont entrepris des travaux de gravillonnage et je maudis les déviations qui obligent à passer sur des routes plus empruntées par les automobilistes. Je délaisse les alignements de Carnac pour suivre la solitude de bosquets qui me mettent à l’abri du vent qui monte. J’arrive seul au port du Guilvin à Locmariaquer où un bateau permet de traverser l’entrée du golfe du Morbihan. L’air frais iodé porté par une brise océanique se mêle aux parfums de l’estran rocheux découvert qui chauffe sous les ardents rayons du soleil. J’embarque avec quelques cyclistes arrivés in extremis pour la mini-croisière de 15 minutes qui nous laisse sur les quais de Port-Navalo.

Nouvelle dispersion, chacun choisit son rythme, nous épargnant quelques banalités. Je m’en contente plutôt bien. Le paysage parle de lui-même, j’aime ce qu’il dit, ce qu’il me laisse deviner, ce qu’il cache et ce qu’il sous-entend. Le paysage qui longe la N165 n’a pas les mots pour me séduire et je ronchonne entre le bruit des moteurs sifflant sur la Nationale et la poussière des chemins parallèles soulevée par un vent chaud, orageux. Après le barrage d’Arzal-Camoël, en virant vers le sud, j’avais hâte de sentir les rafales me pousser dans le dos mais ça ne se passe pas toujours comme le bulletin météo l’annonce.

 

J’engage un nouvel effort de résistance, j’efface de ma mémoire la fatigue accumulée par les derniers 100 kilomètres à pédaler contre le vent. Je cherche à réamorcer le mouvement cadencé et performant de mes jambes. Ça fonctionne un temps mais les dénivelés bretons ne veulent pas me lâcher et semblent faire exprès de prolonger leur perversité montagneuse jusque dans la Loire-Atlantique. Je râle.

J’aborde péniblement les marais salants de Guérande, l’air devient moite et concentrés en insectes. J’arrive enfin sur le port du Croisic, terminus de l’étape, les bras immaculés de cadavres de moucherons qui n’auront pas survécu à mes sécrétions sudoripares. Je retrouve mon binôme Gravillon avec lequel nous allons parcourir l’autre moitié de la BTR. Ça tombe plutôt bien, il est frais, il va se mettre devant et je vais pouvoir me reposer derrière. « On est une équipe ! »

Demain, on attaque le plat, la topographie des rouleurs, un terrain de jeu pour baroudeurs.