J’ai su faire du vélo tard.

Jusqu’alors, marcher m’avait suffi et m’aurait sans doute encore longuement suffi si, pour mon malheur, je n’avais aux yeux de ma mère atteint et largement dépassé l’âge où il fallait en outre que je roule et – comme une évidence – que je roule sans petites roulettes.

Les autres enfants savaient déjà tous et roulaient tous déjà, dans notre rue parfois, aux côtés de leur mère. En m’obstinant à aller à pied, le risque était grand pour la mienne que je creuse avec ma classe d’âge un écart impossible à rattraper. Apprendre s’imposait.

Selon le récit maternel, qu’elle ressert à chaque fois que nos conversations nous portent vers les sujets de l’apprentissage ou – plus rarement – du vélo, je n’aurais sans doute jamais appris, je n’aurais sans doute jamais su, je serais sans doute resté cet enfant corrigeant à jamais et en toute innocence le déséquilibre constant de sa marche, si elle, ma mère, ne m’avait porté, littéralement, vers cet état supérieur d’instabilité qui fait de moi un homme conscient de son équilibre précaire, un cycliste à marche forcée condamné désormais à un emballement perpétuel, à une véritable fuite en avant, pour ne jamais choir, jamais déchoir, jamais décevoir, jamais avoir à piétiner au bord de la route.

L’histoire retient alors que j’aurais effectué mes premiers tours de pédale sans assistance maternelle ni petites roulettes sur le chemin qui va de la maison à la coopérative agricole, après une ultime et très sévère injonction à cesser de faire l’enfant (les termes n’étaient pas ceux-ci). Plus tard, je stoppai une course un peu folle dans une porte de garage, plus tard encore je dérapai sur des fétus de paille dans un virage sur le chemin de la mer et me couronnai le genou. La petite reine sacrait un tout petit roi.

Entrer ainsi contrarié dans la vie, c’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas.

Philippe Guerry s’est illustré à plusieurs reprises sur Gravillon, attirant la passion cycliste sur d’autres terrains. Sur quelques plages, à la poursuite d’un coureur de plomb. Au détour de quelques pages, en quête d’auteurs de talent. Il propose aujourd’hui « Apprentissage », le premier texte de la série de chroniques « C’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas » consacrées au vélo. Un élan rédactionnel dans la droite ligne des Bonheur Portatif et Au Petit Commerce dont il est le créateur.