Sans doute le vélo n’occuperait pas une telle position dans notre société, enviable entre toutes, si des hommes de lettres ne s’étaient pas évertués à rapporter ses hauts faits, ses accomplissements remarquables. Tristan Bernard compte parmi les plumes qui ont instillé la Chose cycliste dans notre (in)concient collectif. Le sport, dans sa dimension héroïque, semblant devoir échapper à ses capacités physiques, il préfère prendre la posture d’un « contemplateur fervent de l’effort d’autrui » et use de sa verve d’essayiste et journaliste — qu’il mettra également au service de L’Humanité et d’un Canard Enchaîné en devenir — pour décrire le geste et l’exploit athlétiques. Le Marquis des stades rassemble une sélection de textes qui illustrent la capacité exceptionnelle de Tristan Bernard à décocher des traits d’esprits, à user du désinvolte pour parler sérieusement d’équitation, de boxe et, évidemment, de bicyclette.

« Lundi 2 juillet. Je suis un peu ému ; je vais partir demain matin pour mon premier Tour de France.
J’aurais voulu l’entreprendre à vélo ; mais, depuis la fondation, personne ne m’a jamais proposé de faire partie de l’équipe française.
J’en avais touché deux mots, ces dernières années, à différentes reprises, à mon ami Desgrange ; il m’a semblé qu’il détournait la conversation. J’aurais peut-être pu tenter ma chance comme individuel, mais deux choses m’ont fait hésiter : la distance et l’allure.
Le délais d’un mois me semblait court ; s’il avait été question, par exemple, de deux ans, on aurait pu s’entendre.
À défaut d’être un acteur, il me restait la ressource d’être un spectateur. Aussi ai-je accepté avec joie de suivre la course… en auto.
Ce qui me tente dans cette épreuve de quatre mille trois cents kilomètres, c’est qu’il ne s’agit pas, comme dans une course sur piste, de kilomètres anonymes.
On ne dit pas : « Tel coureur a couvert tant de kilomètres en tant d’heures, tant de minutes. » La mesure des temps, des distances, ne satisfait que l’âme un peu sèche des calculateurs. Mais si l’on vous apprend : « Ce routier est venu de Caen à Paris dans son après-midi », cela exprime quelque chose… L’éloquence des chiffres, pour beaucoup de gens, est inférieure à celle des images. »

> Le Marquis des stades, Tristan Bernard, Le Castor Astral, 2017
> Tristan Bernard (1866-1947), connu pour ses talents de romancier et d’auteur dramatique, a consacré une part conséquente de sa vie et de ses écrits au sport. Ce goût avéré l’amènera sur des terrains inédits lorsqu’il sera nommé directeur du vélodrome Buffalo de Neuilly-sur-Seine. Il trouvera un prolongement naturel lorsqu’il participera à la création de l’Association des Écrivains Sportifs, dont il sera le premier président en 1931. Le Marquis des stades est un recueil de nouvelles et chroniques sportives édité à l’initiative de Benoît Heimermann, le président actuel de l’AES.