Je vais parler d’une ancienne amie, d’une ancienne amoureuse, même si je sais que la contemporaine me lit. Ne m’en veux pas, mon amour, c’est ethnographique. J’ai aimé Michèle. Sincèrement, comme on aime à vingt ans. Puis on s’est foutu dessus. Franchement, comme on cogne à vingt-et-un ans.

Comme peut-être certains parmi vous, j’ai des tiroirs secrets dans la boîte crânienne, qu’il serait peut-être prudent de ne jamais rouvrir. Quand j’ouvre malgré tout le minuscule tiroir où traîne le bordel consacré à Michèle, la lumière crue d’un coucher de soleil me brûle les yeux. Nous sommes l’un et l’autre sur deux beaux vélos hollandais et nous revenons de La Conche pour aller à Ars par la piste cyclable des marais. Lumière rasante de fin de soirée. Nous sommes infiniment seuls, nous revenons de la plage, je suis un jeune perdreau dans une croûte de sel, j’ai quelques mètres d’avance et cette vie, je vais la gagner. Je me retourne et je vois Michèle, plus fière et plus rayonnante que le soleil et à ce moment précis, je n’ai encore jamais été aussi amoureux de ma vie. Elle pédale dans les marais la tête haute et si je me penche un peu, elle me laissera ingénument voir sa culotte. La vie me semble un présent qui doit se vivre au présent, un cul sur une selle, du sel un peu partout, et on pourrait par exemple dater de ce moment-là mon basculement dans l’âge adulte.

Puis on s’est foutu dessus. Le basculement fut acté, j’avais grandi.

J’ai conservé longtemps le vélo hollandais. J’aimais bien son tic-tic-tic, on aurait dit comme une bombe cachée dans une soute. Michèle fut un long calvaire pédalant dans des marais.

Ma contemporaine, si vraiment tu me lis, avant de me foutre à ton tour dessus, sache que je ne pense qu’à toi quand nous allons en voiture à La Conche. Comme il est des tiroirs qui mériteraient qu’on fasse du tri, il est des partages du monde sur lesquels on ne revient plus.

Philippe Guerry s’est illustré à plusieurs reprises sur Gravillon, attirant la passion cycliste sur d’autres terrains. Sur quelques plages, à la poursuite d’un coureur de plomb. Au détour de quelques pages, en quête d’auteurs de talent. Il propose aujourd’hui « Plénitude », le sixième texte de la série de chroniques « C’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas » consacrées au vélo. Un élan rédactionnel dans la droite ligne des Bonheur Portatif et Au Petit Commerce dont il est le créateur.