Avoir la chance d’accéder au meilleur de la presse cycliste et partager un extrait qui a retenu l’attention : telle est l’intention de cette rubrique de Gravillon baptisée « Morceau choisi ».

Nouvel invité de cette série d’articles qui rend hommage à l’écrit, à l’encre et au papier : le magazine 200 dans sa déclinaison printemps 2020.

Alain Puiseux et Matthieu Lifschitz se sont lancés dans un raid de 280 kilomètres en bordure de Côte d’Azur dans la roue d’une légende cycliste : René Vietto. Ils sont suivi dans cette quête le réalisateur Julien Camy, natif de ces terres azuréennes, qui vient de terminer un film dédié au champion titré « Le Roi mélancolique, la légende de René Vietto« . Un périple empreint d’histoire, de douleur et de noirs desseins. Une équipée parmi les cols et le souvenir d’un coureur surdoué au destin contrarié et au cuir entamé.

« Noirs
Pour les palmarès et les classements, consulter les tablettes officielles. Il n’en manque pas.
Vietto gagne Paris-Nice en 1935. Il descend mieux qu’à ses débuts mais il est poissard. Il se fait arracher une molaire au deuxième jour du Tour 1935. Il s’ouvre l’arcade sourcilière le troisième à Bazeilles, dans une chute collective, gagne une étape, finit 8e. Il s’abîme, mais se relève. Il ne fait pas grand-chose dans les années qui suivent — un peu le beau en voiture et à moto sur la Côte, les jambes n’y sont plus. Il se fait opérer et réopérer. Il subira 15 opérations durant sa carrière. Il a épousé une fille du Nord, Lisette, rencontrée à Lille pendant un critérium. Les gazettes sont ravies. Mais il sourit assez peu, sur les photos des magazines.
Il y a le poil et l’œil noirs.
Le Tour 1939 est son morceau de bravoure et sa perte. Il finit deuxième à Paris, pour très peu, juste avant que la guerre qui arrive n’engloutisse le Tour pour six années.
Il est l’homme du presque.
Il est l’homme du « j’ai failli ».
Pendant la guerre Vietto fait comme tous les sportifs de la zone libre, il continue de s’entraîner. Il y a même quelques courses. Il continuera toute sa vie. Souvent il part à Cannes, ou de Nice, va à Marseille, 220 ou 250 km, er revient. Il part à cinq heures du matin, quelle que soit la météo. 6 ou 700 kilomètres par semaine. Il est l’homme qui se fait mal, depuis toujours. Il est dur avec lui-même, dur avec ses coéquipiers, qu’il couve ne même temps. Avant-guerre il s’est trouvé un fils adoptif, poulain et souffre-douleur, Apo Lazaridès, qu’il entraîne à la dure, aussi. Il est perfectionniste, déterminé, entêté. Les bidons sur le cadre, et non plus au guidon, c’est lui. Les trous à la chignole dans les chaussures ou le pédalier, aussi. Il a ses guidons, accrochés SOUS la potence. Il a sa conception de la diététique : il ne mange pas à l’entraînement.
C’est pour lui que Matthieu et moi prenons la route de la côte, au lever du jour, direction Marseille, et une étrange relique, un peu trop belle pour être entièrement réelle. Julien Camy a rassemblé de fabuleuses archives. Le Vietto d’après-guerre s’y confie. Il pédale, aussi. Sa silhouette, à peine tassée, se superpose d’une manière incroyable à celle qu’il a sur les archives Pathé, trente ans plus tôt. Il pédale avec le dos rond, jamais en danseuse. Il tire dans les cols des braquets surréalistes, une jambe après l’autre, comme s’il repoussait la montagne, s’en extirpait. Il pédale lourd et douloureux. Il pédale seul, dans les cols de l’arrière-pays, dans l’Estérel. D’une certaine manière, il n’a jamais quitté le Tour.
Il parle, enfin. Mais à la manière de Vietto. Il évoque, mais ne dit pas tout à fait. Il tend des perches. Du Tour 39, il dit bien plus tard, en rayonnant pensivement une roue au fond d’une boutique, qu’il « s’est suicidé », qu’il aurait pu gagner facilement, qu’il n’a pas voulu.
Il ne finit pas sa phrase, et personne n’attrape sa perche. Il a conscience d’être un personnage, qui le protège autant qu’il lui pèse. Il en joue, par revanche ou, on le lui souhaite, par plaisir. »

La suite de ce texte « À la poursuite de l’orteil cassé », écrit par Alain Puiseux, dans le numéro 24 de 200.