Chaque année, la Grande Boucle fascine autant qu’elle énerve. Ce grand feuilleton médiatique et populaire du début d’été ne cesse de mourir et de renaître. Crée en 1903, le Tour de France porte avec lui une histoire faite de gloire, de drame, de tricherie, de champions portés au rang de demi-dieux, d’hommes brisés et de ferveur populaire. Il contient donc intrinsèquement les ingrédients qui composent son propre mythe. Roland Barthes, dans les Mythologies, pense le Tour de France comme une des mythologies contemporaines de l’après-guerre. Il analyse dans la chronique « Le Tour de France comme épopée » ce qui fait les héros et le mythe : vocabulaire, histoire des champions, géographie, stratégie de la course.

« Il y a une onomastique du Tour de France qui nous dit à elle seule que le Tour est une grande épopée. Les noms des coureurs semblent pour la plupart venir d’un âge ethnique très ancien, d’un temps où la race sonnait à travers un petit nombre de phonèmes exemplaires (Brankart le Franc, Bobet le Francien, Robic le Celte, Ruiz l’Ibère, Darrigade le Gascon). Et puis, ces noms reviennent sans cesse ; ils forment dans le grand hasard de l’épreuve des points fixes, dont la tâche est de raccrocher une durée épisodique, tumultueuse, aux essences stables des grands caractères, comme si l’homme était avant tout un nom qui se rend maître des événements : Brankart, Geminiani, Lauredi, Antonin Rolland, ces patronymes se lisent comme les signes algébriques de la valeur, de la loyauté, de la traîtrise ou du stoïcisme. C’est dans la mesure où le Nom du coureur est à la fois nourriture et ellipse qu’il forme la figure principale d’un véritable langage poétique, donnant à lire un monde où la description est enfin inutile. Cette lente concrétion des vertus du coureur dans la substance sonore de son nom finit d’ailleurs par absorber tout le langage adjectif : au début de leur gloire, les coureurs sont pourvus de quelque épithète de nature. Plus tard, c’est inutile. On dit : l’élégant Coletto ou Van Dongen le Batave ; pour Louison Bobet, on ne dit plus rien. […]

Le coureur trouve dans la Nature un milieu animé avec lequel il entretient des échanges de nutrition et de sujétion. Telle étape maritime (Le Havre-Dieppe) sera iodée, apportant à la course énergie et couleur ; telle autre (le Nord), faite de routes pavées, constituera une nourriture opaque, anguleuse : elle sera littéralement « dure à avaler » ; telle autre encore (Briançon-Monaco), schisteuse, préhistorique, engluera le coureur. Toutes posent un problème d’assimilation, toutes sont réduites par un mouvement proprement poétique à leur substance profonde, et devant chacune d’elles, le coureur cherche obscurément à se définir comme un homme total aux prises avec une Nature-substance, et non seulement avec une Nature-objet. Ce sont donc les mouvements d’approche de la substance qui importent : le coureur est toujours représenté en état d’immersion et pas en état de course : il plonge, il traverse, il vole, il adhère, c’est le lien au sol qui le définit, souvent dans l’angoisse et dans l’apocalypse.

L’étape qui subit la personnification la plus forte, c’est l’étape du Mont Ventoux. Les grands cols, alpins ou pyrénéens, pour durs qu’ils soient, restent malgré tout des passages, ils sont sentis comme des objets à traverser ; le col est trou, il accède difficilement à la personne ; le Ventoux, lui, a la plénitude du mont, c’est le dieu du Mal, auquel il faut se sacrifier. Véritable Moloch, despote des cyclistes, il ne pardonne jamais aux faibles, se fait payer un tribut injuste de souffrances. Physiquement, le Ventoux est affreux : chauve (atteint de séborrhée sèche, dit l’Équipe), il est l’esprit même du sec ; son climat absolu (il est bien plus une essence de climat qu’un espace géographique) en fait un terrain damné, un lieu d’épreuve pour le héros, quelque chose comme un enfer supérieur où le cycliste définira la vérité de son salut, soit par pur prométhéisme, opposant à ce dieu du Mal, un démon encore plus dur (Bobet, Satan de la bicyclette).

Le Tour dispose donc d’une véritable géographie. Comme dans l‘Odyssée, la course est ici à la fois périple d’épreuves et exploration totale des limites terrestres. Ulysse avait atteint plusieurs fois les portes de la Terre. Le Tour, lui aussi, frôle en plusieurs points le monde inhumain : sur le Ventoux, nous dit-on, on a déjà quitté la planète Terre, on voisine là avec des astres inconnus. Par sa géographie, le Tour est donc recensement encyclopédique des espaces humains ; et si l’on reprenait quelque schéma vichien de l’Histoire, le Tour y représenterait cet instant ambigu où l’homme personnifie fortement la Nature pour la prendre plus facilement à partie et mieux s’en libérer. »

> Mythologies, Roland Barthes, Éditions du Seuil, 1957

> Roland Barthes est un critique littéraire et sémiologue français. Il compte parmi les principaux animateurs de l’aventure structuraliste et sémiotique française. Les Mythologies sont un des ouvrages les plus célèbres de Barthes. Elles ont été publiées en 1957 et rééditées en 1970.