Avoir la chance d’accéder au meilleur de la presse cycliste et partager un extrait qui a retenu l’attention : telle est l’intention de cette rubrique de Gravillon baptisée « Morceau choisi ».

Nouvel invité de cette série d’articles qui rend hommage à l’écrit, à l’encre et au papier : le magazine 200 dans sa déclinaison été 2021.

Au détour de trois cols d’exception des Alpes — Croix-de-Fer, Galibier et Alpe d’Huez — Christophe Rulh nous invite à réfléchir à notre pratique, aux rituels qui accompagnent nos sorties cyclistes. Aux habitudes qui polluent l’instant. Aux réflexes qui emprisonnent le spontané. Aux bavardages des fiers-à-bras qui peuplent les pentes. Au mimétisme qui nous comprime dans des jerseys bariolés. Aux statistiques qui rivent nos yeux sur l’écran des compteurs. À cette quête de performance qui éreinte le corps des moins aguerris. À ce culte du geste cycliste qui se perpétue au fil des ans.

« Petit prétentieux
[…]
Je double. Des pauvres hères, des âmes perdues, des radiés de la méduse, des zigzaguistes, des danseuses sans tutu ni chaussons, sans grâce ni en-dehors, des vieux bavards, un jeune taiseux vexé et les lèvres pincés, des groupes de maillots de clubs lointains jaunes et violets façon années quatre-vingt, des Columbus rutilants montés en Simplex, des sacochards habillés comme des clochards, une sorte de phacochère écrabouillant un pauvre titane — le type sue et éructe, il est cramoisi et semble un répresentant de la fachosphère juché sur un blindé martial trop petit pour lui, seul lui manque le casque à pointe.
Je suis doublé. Des qui pédalent sur l’air des Triplettes de Belleville, des qui portent leurs poumons dans leurs cuissots, des qui me disent en me passant un petit bonjour aux sonorités de pardon, des vieux Reynolds gréés Huret, le jeune vexé — il s’est refait le bougre, des 35 C surgonflés poussés par une turbine monoplateau et une roue arrière moitié pleine de pignons, une brutasse dont les mollets se touchent presque à l’intérieur à chaque tour de pédale et des tours de pédale il y en a cent par minute, des électriques bien camouflés et un Anglais à la moustache relevée qu’on dirait siliconée.

Le gagnant me fatique
Le vainqueur m’éreinte
Le champion me lasse

Sur la paille
Nous sommes des caricatures, des malgré-nous de la publicité qui portons sur nos lycras, entre autres marques de matériel et de compléments vitaminiques, celle de l’infamie heureuse et consumériste. Nous nous affichons sans vergogne aux yeux des touristes garés sur le côté, aux yeux blasés des vaches dans les champs, à ceux des gendarmes qui regardent en ruminant notre drôle de train passer. Des caricatures bientôt surplombés par un épouvantail géant !
Posant pied à terre pour reposer mes fesses sur le talus humide du col du Télégraphe, je lève les yeux, incrédule, vers cette sculpture en fil de fer et bottes de paille qui doit probablement dater d’un passage du Tour de France et de ses caméras. Un géant à la casquette visière relevée, son vélo sous lui, de cinq bons mètres de haut. Il est immense ! Mais qu’il est laid ! C’en est risible, cet air de conquérant de l’inutile lâché par le foin franchement défraîchi de ses gambettes vilaines. Il reçoit soi-disant chaleureusement les candidats à l’ascension, un bras levé et l’index dirigé vers la suite de l’aventure, les alpages des Cerces. Ma voix intérieure n’est pas insensible au charme champêtre de cet homme de paille : ne sommes-nous pas tous, nous cyclistes déguisés en toreros aux culottes courtes, des Arlequins moulés dans du Tergal multicolore, les hommes de paille d’un système économico-sportif si bien rodé ?

L’échappé s’en voit
Le peloton sans voix
Le gruppetto s’envoie »

La suite de ce texte « La comptine du coureur », écrit par Christophe Rulh, dans le numéro 29 de 200.