Affublé du brassard n°61, mon co-équipier brille dès l’aube d’une énergie qui fait envie et je jalouse la fraîcheur avec laquelle il ne cède aucun relais. Comme un lanceur alerte, au milieu de la baie du Pouliguen endormie, il marque un rythme enjoué, les manivelles tournent vite, les jambes légères. 

Nous laissons un peloton imaginaire à nos trousses en nous faufilant dans les rues grises et industrialisées de Saint-Nazaire. Le pont du même nom ressemble à un impressionnant navire à deux mâts flottant dans les airs. L’affluence des véhicules ne ménage pas nos poumons. La proximité des carrosseries pressées par l’horaire de l’employeur nous oblige à filer droit dans la mince et ridicule portion laissée aux cyclistes. 

Nous filons au café boire l’excitant premier jus d’une journée de boulot. Nous allons devoir produire des watts car l’objectif est de rallier d’une seule traite La Rochelle, ville synonyme de confort. Le bocage vendéen dissimule, entre quelques résistantes haies, des reliefs bosselés qui concluent à la perfection ces trois premiers jours de montagnes armoricaines.

Ce n’est pas un réel engouement visuel de retrouver la plaine du marais poitevin littoral mais, au moins, nous allons pouvoir augmenter la moyenne du compteur, poussés par des chaudes rafales de nord-est. Une brève halte au CP4, le phare du Grouin du Cou à la Tranche-sur-Mer pour retrouver Luc Royer, l’organisateur de la BTR, abrité sous une frêle tente parasol. Le jus de fruit est tiède, la discussion passionnée mais l’espace à l’ombre est convoité. Un autre concurrent arrive, il faut laisser la place et s’en aller revoir notre triste plaine d’Aunis.

La fermeture du pont du Brault permet d’apprécier une longue ligne droite de 6 kilomètres sans voiture. Nous en profitons pour roule avec largesse et de front. La Sèvre Niortaise franchie, tout juste le temps de d’apprécier une bière avant qu’un autre compagnon Gravillon assure un dernier relais vers notre couchage. Nous sommes à la maison. 

Le point du jour dévoile de lumineux pastels sur la bande côtière.

La traversée de la forêt de La Coubre est comme le sommaire d’une grande chevauchée qui précède les chapitres monotones et résinés de la flore gasconne.

Le bateau nous attend à Royan. Bercés par le courant de l’embouchure de la Gironde, nous glissons vers la Pointe de Grave. Nous savourons la fraîche proximité de l’océan avant de nous enfoncer dans le Médoc asséché. L’asphalte brûle comme à l’entrée d’un four. Nous allons pédaler au mental plus qu’à la cuisse… 

À découvert, les bidons chauffent. Boire tiède est désagréable. Les lèvres pincées, le regard fixe, une idée en tête, tenace : avancer sans trop penser. S’abstenir de partager une quelconque émotion, un banal commentaire inapproprié. Rien n’est plus nécessaire que de rouler obstinément.

Des pistes cyclables tracées entre les milliers de pins maritimes offrent des soupapes de fraîcheur. Nous retrouvons une longue route où les gardiens des lieux, sur leurs troncs dressés, craquent à la moindre brise qui effleure la canopée.

Un chemin long serpente, ombragé par de trop rares branches feuillues. Nous rattrapons quelques traînards avares en mots comme au Phare d’Hourtin, notre arrivée d’étape, avare en eau. Désorientés mais pas déstabilisés, nous ravalons un léger sentiment d’inimitié que nous aurions pu postillonner au premier sourire croisé, à cette bonne parole urbaine : « Ça fait du bien de déconnecter ! »

L’échappatoire est vers le Sud et d’une dernière force, nous rallions les abords de Lacanau trouver le gîte et un couvert subtilement arrosé d’une potion vinifiée.

L’aube du dernier jour nous montre la voie. Les couleurs orangées délayées dans les voiles nuageux, que nous surprenons à traîner dans le lit céleste, ne nous encouragent pas à sortir de notre torpeur. 285 kilomètres sont devant nos roues pour rejoindre Biarritz, le terminus de cette Born To Ride 2023.

Une chaleur moite du sol de la forêt girondine nous lâche à l’approche de l’étang de Lacanau qui, lui, nous balance au visage une fraîcheur tonique. Avec une certaine facilité, accompagnée d’une prétentieuse décontraction, nous contournons allègrement le bassin d’Arcachon. Les choses sérieuses commencent à Mios. La bagarre à l’ennui donne ses premiers coups. La commune arbitrale Sanguinet compte les points.

Les Gravillon(s) encaissent et ne jettent pas les gants. Biscarosse perçoit l’essoufflement de l’échappée belle mais l’équipe règle avec diligence son ravitaillement en boissons glacées à Mimizan. Les assauts acharnés du colosse incendiaire poussent peu à peu nos volontés dans les cordes détendues d’un ring surchauffé. Notre élan à pourfendre cette impitoyable et interminable forêt des Landes reste déterminé.

Les chants de la force basque arrivent déjà à nos oreilles. Un éclaireur du clan Gravillon vient à notre rencontre apporter gourmandises et fruits de primeur. Une pause à l’ombre d’une église, murs de foi, revigore un équipier au bord du repentir et de l’abandon. Désormais précédés d’un porte-étendard enjoué de retrouver deux fantassins ne claironnant plus depuis plusieurs dizaines de kilomètres, nous feignons d’entendre une clameur biarrote. L’imagination joue des tours mais elle fait tourner les jambes.

Il est bien entendu qu’au cours d’une virée de 250 kilomètres, ceux sont les 20 derniers qui marquent et défont le plus vaillant des combattants. Le temps se fige, plus rien ne semble bouger, l’impression désobligeante de faire du sur place, de voir le même coin de rue tous les 500 mètres. Un air marin réveille nos sens, nos yeux cherchent désespérément la mer, sa ligne d’horizon, le bruit d’une vague, un parfum de crème solaire, les effluves d’une cabane à churros. Et puis, d’un coup d’un seul, comme l’effet inverse d’un uppercut assommant, c’est la révélation, il est là, libérateur, blanc et haut perché comme un totem surdimensionné… notre phare tant espéré, celui de l’arrivée, le Phare de Biarritz dominant la pointe Saint-Martin et veillant sur l’élégante ville balnéaire.

Une pente douce mène jusqu’au point final des 1300 kilomètres. Des dizaines de vélos sont posés les uns contre les autres, délaissés par leurs propriétaires partis au comptoir récupérer une collation offerte. Bande d’ingrats. Ça grouille d’assoiffé(e)s dont le volume des bavardages augmente avec la taille des verres. Un mélange de détente et d’excitation se dégage des tables trop petites.

Déambulant sur notre falaise, à l’écart du brouhaha des champions et de leurs exploits, le regard tourné vers la plage Miramar, je vois le rocher du Basta qui, par son nom justement trouvé, signifie la fin d’une semaine pleine d’émotion et de fatigue. Le silence des Landes revient comme un écho salvateur. Il me happe. Je remise la bicyclette. Fini de tracer des routes, je prends celle des vacances.

Il était une fois la Born To Ride…