Philippe Delerm ne cache pas sa passion pour le vélo, certains titres dévoilant immédiatement son goût pour la Chose cycliste. Parmi ses œuvres récentes, Au bonheur du Tour (2007) ou encore La tranchée d’Arenberg et autres voluptés sportives (2008) ne laissent ainsi aucune place à l’équivoque.
Un des ouvrages qui a fait sa réputation – La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules publié en 1997 – s’épanche également sur la frénésie qui naît, au détour de l’été, lorsque la Grande boucle s’élance.

« Le Tour de France, c’est l’été. L’été qui ne peut pas finir, la chaleur méridienne de juillet. Dans les maisons on tire les persiennes, la vie devient plus lente, la poussière danse dans les rais de soleil. Se tenir à l’enclos quand le ciel est si bleu semble déjà discutable. Mais s’avachir devant un poste de télévision quand les forêts sont profondes, quand l’eau promet la fraîcheur, la lumière ! Pourtant on a le droit, si c’est pour regarder le Tour de France. Il s’agit là d’un rite respectable, qui échappe au farniente bestial, à la mollesse végétative. D’ailleurs on ne regarde pas le Tour de France. On regarde les Tours de France. Oui, dans chaque image du peloton lancé sur les routes d’Auvergne ou de Bigorre s’inscrivent en filigrane tous les pelotons du passé. Sous les maillots fluo, phosphorescents, on voit tous les anciens maillots de laine – le jaune d’Anquetil, tout juste paraphé d’une broderie Helyett; le bleu-blanc-rouge de Roger Rivière, avec ses manches si courtes; le violine et jaune de Raymond Poulidor, Mercier-BP-Hutchinson. À travers les roues lenticulaires, on devine les boyaux croisés sur les épaules de Lapébie ou de René Vietto. La caillasse solitaire de La Forclaz s’ébauche sur le bitume surpeuplé de l’Alpe-d’Huez.
Il y a toujours quelqu’un pour dire :
– Moi, ce que j’aime dans le Tour, c’est les paysages !
De fait, on traverse une France surchauffée, festive, dont le peuple s’égrène au fil des plaines, des villes et des cols. L’osmose entre les hommes et le décor se fait dans une ferveur bon enfant, quelquefois débordée par des hurluberlus surexcités. Mais sur fond de Galibier pierreux, de Tourmalet brumeux, un peu de paillardise franchouillarde ne fait que souligner la dimension mythique des héros.
Moins décisives, les étapes de plat sont tout aussi suivies. Le sentiment de voir passer le Tour y est plus ramassé, plus compact, et donne son prix au déploiement de la caravane publicitaire. Peu importent les bouleversements au classement général. C’est l’idée qui compte: communier un instant avec toute la France du soleil et des moissons. Sur l’écran du téléviseur, les étés se ressemblent, et les attaques les plus vives ont goût de menthe à l’eau. »

Le vélo nous offre ces instants de bonheur minuscule. Des moments d’une joie pourtant immense. Il nous ancre au sol, sur fil de quelques millimètres de gomme. Nous désarçonne dès que l’inattention s’installe ou que le bitume s’engravillonne. Il est un prétexte perpétuel pour ferrailler avec la vie.

> La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Philippe Delerm, Gallimard, collection L’arpenteur, 1997

> Philippe Delerm est un auteur de textes poétiques qui se perd régulièrement sur le terrain de la prose sportive, qu’elle soit consacrée au cyclisme ou à l’athlétisme. Il décrit, comme c’est le cas dans La première gorgée de bière, des instants de bonheur du quotidien, enveloppés de saveurs et transpirations.